La question du rapport entre la "construction du sexe" et la
politique a longtemps constitué un point central dans de nombreuses
théories, sociologiques notamment. Les revendications alternatives des
années 1960-1970 ont popularisé de nombreux auteurs, parmi lesquels Reich,
Marcuse, et "saint" Foucault [1].
Trente ans plus tard, comment s’interroger sur ce lien entre "sexualité" et
politique ?
Stéphane Lavignotte dresse le constat de la réalité présente de la
réflexion critique sur la place du corps dans nos sociétés modernes. Les
élans prophétiques d’un Reich semblent loin, et les catégories de la
sexualité semblent s’installer durablement. Paradoxalement, on peut se
demander si cela n’ouvre pas de nouvelles possibilités collectives de
construction de soi, radicalement individuelles.
Les années 60-70 furent sans doute celles de la réflexion la plus intense sur le rapport du corps - et notamment du sexe - avec la politique. Les années 80-90 ont semblé jouer un rôle ambigu. Les luttes pour la contraception et l’IVG, pour la reconnaissance des couples homosexuels, la plus grande partie de la lutte contre le SIDA, si elles étaient nécessaires, vitales, semblaient ne remettre en cause qu’à la marge la domination sur les corps, et par là même limiter leur propre efficacité. Pourtant une partie des activistes du Sida, autour d’Act Up et du mouvement Queer ont continué la réflexion de Michel Foucault dans un sens de changement radical qu’illustrent les ouvrages de David Halperin. Les question du corps, de la sexualité et du politique rouvrent entièrement l’interrogation sur l’identité, le soi et l’altérité.
Reich et Foucault faisaient dans les années 60/80 partie du bagage du petit militant alternatif moyen. On reconnaîtra avec Claude Guillon dans son Pour en finir avec Reich [2] qu’il s’agissait d’un "reichisme" qu’on ne lisait pas dans le texte, se contentant d’"un Reich en 42 leçons ou cent fleurs et couronnes" et on s’excusera dans cet article de "vulgariser sec" Reich et Foucault, encore plus sec que cela ne se faisait sans doute à l’époque. Reich, élève de Freud, reproche à son maître de s’accommoder de la société bourgeoise. Le Malaise dans la civilisation dont parle Freud est celui d’une société qui a du sacrifier une grande partie de ses "bas instincts" pour devenir civilisation et qui ressent un "malaise" car elle peut se demander si cela en valait la peine. Freud pense que oui, mais Reich dénonce, lui, une société qui réprime la vie sexuelle bien au-delà de tout impératif de civilisation [3], au profit d’une société capitaliste et autoritaire (réflexion que reprendra Herbert Marcuse dans Eros et civilisation en 1963).
Militant social-démocrate en Autriche puis compagnon du Parti Communiste en Allemagne au début des années 30, il décrit la cellule familiale comme un lieu de répression de la sexualité, notamment celles de la femme et des enfants, répression qui crée des névroses et construit une personnalité qui pourra ensuite accepter - voir soutenir - tous les autoritarismes, ceux du patron, du curé, du militaire, jusqu’au Führer [4].
La répression de la sexualité contient l’énergie sexuelle pour la canaliser vers le travail nécessaire à la production capitaliste. S’attaquer à la répression sexuelle et au capitalisme autoritaire sont un seul et même combat. Refus du travail et libération sexuelle vont de pair.
Foucault dans le premier tome de son histoire de la sexualité [5] règle son compte à "l’hypothèse répressive" de Reich. Il montre que, au contraire de ce que disait Reich, chacun/e est encouragé/e à exprimer sa sexualité : une véritable "explosion discursive" a eu lieu lors des trois derniers siècles. Du Concile de Latran en 1215, en passant par la Contre-Réforme catholique au XVIIe siècle, le pouvoir ecclésiale encourage, sur le mode de "l’aveu", à parler de plus en plus du sexe en accélérant les rythmes de la confession. Inciter à en parler pour mieux donner le vocabulaire et les catégories pour en parler, "mettre en discours le sexe", et donc en retour canaliser, catégoriser, formater les comportements par un "savoir-pouvoir". Là, où au Moyen Age, il y avait des comportements épars que chaque individu pouvait de temps en temps pratiquer sans pour autant se résumer à cet acte, ce processus aboutit à des catégories scientifiques qui enferment l’individu dans la pratique exclusive de cet acte : "La sodomie - celle des anciens droits civils ou canoniques - était un type d’actes interdits ; leur auteur n’en était que le sujet juridique. L’homosexuel du XIXe est devenu un personnage". Se créent ainsi des catégories : l’homosexuel, le zoophile, le pédophile etc. Et l’hétérosexuel.
En d’autres temps, d’autres catégories ont existé. Dans Cent ans d’homosexualité [6], David Halperin décrit le dispositif sexuel chez les citoyens grecs à l’époque du Banquet de Platon : ce dispositif voit un citoyen, dominant, être dans la position de celui qui pénètre. La personne pénétrée est obligatoirement un/e dominé/e (jeune homme, esclave, femme). Les deux catégories importantes dans le rapport sexuelsont dominant (qui pénètre) et dominé/e (qui est pénétré). La catégorie homme-femme (chez le/la pénétré/e), la catégorie homo-hétéro (le fait que le/la pénétré/e et le pénétrant soit de même sexe) n’a pas importance.
En revanche il est mal vu qu’un pénétré soit un autre dominant. Le rapport sexuel est d’abord un rapport hiérarchique. La démarche de Foucault suivi par Halperin - appuyé par nombre d’exemples anthropologiques issus des sociétés antiques, papous, indiennes, la société britannique jusqu’au XIXe siècle etc. - permet de montrer que les catégories (hommes/femmes, homo/hétéro...) ne sont pas naturelles mais construites socialement dans le temps, qu’elles ont une historicité, qu’elles n’ont pas toujours existé, n’existeront pas toujours et peuvent être changées. Halperin rejoint ainsi les féministes - auxquels il reconnaît régulièrement sa dette - avec l’idée de Simone de Beauvoir qu’"on ne naît pas femme, on le devient".
Pour autant, montrer que les catégories sont relatives n’implique pas qu’on puisse les faire disparaître. Ainsi, quand on "gagne le droit" d’être homosexuel, c’est le droit d’évoluer dans une catégorie construite, un cadre imposé. Quand Foucault écrit que "le pouvoir est partout", il faut comprendre comme l’explique David Halperin (1) que "le genre de pouvoir qui intéresse Foucault, loin d’asservir ses objets, les construit comme des sujets dont il préserve l’autonomie afin de les investir d’une manière plus totale.
Le pouvoir libéral ne se contente pas d’interdire ; il ne terrorise pas directement, il normalise, "responsabilise", "discipline" (.) Selon Foucault, les mouvements politiques de libération sexuelle ont été complices - et même partie prenante - du régime moderne de la sexualité. La révolution sexuelle a renforcé les pouvoirs politiques qu’elle se proposait de renverser.
Car l’effet de la libération sexuelle n’a pas été, ou pas seulement été, de nous enjoindre de l’exprimer - librement bien sûr. On peut désormais choisir plus facilement comment être libre sexuellement. Mais on ne peut pas choisir aussi aisément (..) comment on distingue ce qui exprime la sexualité et ce qui ne l’exprime pas - ni comment relier nos comportements sexuels, nos identités personnelles, nos vies publiques et nos luttes politiques.
La libération sexuelle (...) nous assujettit à un mode particulier de liberté et rend ainsi presque impensable tout autre forme de liberté (...), en exigeant que nous soyons libres selon sa propre définition de la liberté". Le piège semble imparable et interroge forcément sur le sens du PACS, de tout mouvement de reconnaissance des gays et lesbiens, de la sexualité des handicapé/es, etc. D’autant que la réflexion néo-foucaldienne ne permet pas le retour à une illusion "libératrice" : chez Reich, ou avec le théologien et psychanalyste allemand Eugen Drewermann [7], il suffirait de supprimer la "répression" chez l’un, la "peur" chez l’autre pour retrouver une sorte d’état de nature où le spontané resurgit et permet à l’homme et à la femme d’être lui/elle-même, retour à la vieille "nature humaine" qui opposa jusque dans les années 60 au sein de l’existentialisme Mounier à Barthes et Sartre par exemple. Les néo-Foucaldiens comme Halperin savent que toute sexualité est construite et que la question n’est pas celle-là. Halperin montre comment outre-Atlantique, partant de ce piège apparent, le mouvement Queer ("bizarre"), Act-Up ou les sections "gays et lesbians studies" des universités d’outre-Atlantique ont tenté d’articuler une pratique plus "subversive" que "révolutionnaire".
D. Halperin écrit que "Foucault aborde l’homosexualité comme une position stratégique plutôt que comme une essence psychologique (qui) ouvre la possibilité d’un gai savoir sans objets, d’études queers fondées non pas sur le fait objectif de l’homosexualité (et par là même déjouant toute prétention à une légitimité fondée sur un accès privilégié à la vérité) mais un processus continu de connaissance de soi et de formation (...) Foucault ouvre également la possibilité d’une politique Queer (...) ancrée dans les sables mouvants de la non-identité, de la positionnalité, de la réversibilité discursive et de l’invention collective de soi" (1). Ainsi le Frauifeste (ci-après) voit des individus faire leur propre "mise en discours" de leur réalité, articulée avec un "savoir pouvoir" qui permet de mettre en place un contre-dispositif de construction des identités. Le texte n’affirme pas une essence bisexuelle mais, à partir d’une position, prône une stratégie du fractionnement des catégories qui commence par la bisexualité et la transsexualité (qui font exploser les catégories hommes/femmes, homo/ hétéro en refusant la fixation fétichiste sur une seule partie du corps déterminant toute l’identité) pour aller aussi loin que possible, en affirmant que l’individu doit pouvoir s’inventer lui-même.
Se référant encore à la Grèce antique, dans le tome 2 de son histoire de la sexualité, Foucault parle des membres des classes supérieures qui pratiquent des "arts de vivre", des "techniques de soi" transformateurs. Dans la société contemporaine, il en voit des figues extrêmes dans le sado- masochisme. C’est l’idée si fascinante et dérangeante de Foucault d’une "vie comme une oeuvre d’art".
D. Halperin donne - avec une certaine force de conviction - un autre exemple d’invention de soi à travers le succès des salles de gym et de musculation dans la communauté gay ! L’enjeu final est donc celui-là : aller vers la construction des identités sexuelles par les individus eux- mêmes, ou pour reprendre le vocabulaire de l’écologie politique de Serge Moscovici, choisir la nature humaine que nous voulons inventer. Contre le christianisme de gouvernement du Concile de Latran en 1215 - donné par Foucault dans son travail sur "l’examen des âmes et de l’aveu dans le christianisme primitif" comme funeste origine à la construction des catégories actuelles - on revendiquera la primitivité marginale de l’apôtre Paul qui annonce dans le Nouveau Testament (Epître aux Galates 3,28) que la libération consiste à abandonner l’ancien "pédagogue" des vieilles lois, et les catégories qui vont avec : "il n’y a plus ni juif, ni grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme".
Ajoutons, qu’il n’y a plus ni homo ni hétéro et prenons cette référence au pied de la lettre d’une manière pas si hérétique que cela : abandon de toutes les catégories qui enferment, libération consistant en une invention collective de sa propre subjectivité, de sa propre identité, emmenant une société où s’enrichissent les inter-subjectivités, où l’autre existe pour ce qu’il est et non par une catégorie imposée, une autre vision des choses où il m’intéresse pour son alterité radicale de toujours "tout autre". Dès à présent tou/tes tellement singulier/ères qu’incomparables les un/es avec les autres, atomisant les canons qui hiérarchisent et assignent au piédestal pour certains, au rejet pour d’autres, au malaise pour la plupart.
Lire également : John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, Gallimard, 1985 (1ère éd. Chicago 1980)
Texte publié dans EcoRev’ no. 4
[1] David Halperin, Saint Foucault, EPEL, 2000 (1ère éd. 1995).
[2] Claude Guillon, Pour en finir avec Reich, Editions Archifol, 1978
[3] Wilhelm Reich, La Révolution sexuelle, Christian Bourgeois, 1982 (1ère éd. Vienne,1930).
[4] Psychologie de masse du fascisme, Payot, 1972 (1ère éd. 1946, lors de son exil au Etats-Unis).
[5] La volonté de savoir, Gallimard, 1994.
[6] David Halperin, Cent ans d’homosexualité et autres essais sur l’amour grec, EPEL, 2000 (1ère éd., Etats-Unis, 1990).
[7] Eugen Drewermann, Sermons pour le temps Pascal, Albin Michel, 1994.