discours construits pour mecs construits

"oublie d’avoir raison et tu comprendras tout" --- lettre ouverte
11 janvier 2007 par mauricE

lettre à quelqu’un en particulier et que tu peux reprendre à ton compte

salut mec,

tu sais que je t’apprécie et que j’ai beaucoup d’amitié pour toi. je sais qu’on peut s’amuser et échanger sur pas mal de sujets, des points de vue, des écrits, et des conneries festives aussi, ça fait du bien souvent aussi.

pourtant je sais aussi qu’il y a un sujet, qui a plein de ramifications, sur lequel ça coince, on s’engueule ou on s’accroche systématiquement si je ne prends pas sur moi (je parle de moi mais ça vaut aussi pour les autres hein).

à chaque fois sur les questions liées à ce que j’appelle la construction genrée.

petite parenthèse sur ce que je désigne par "genre" : ce n’est ni le sexe biologique ou hormonal (mâle ou femelle ou intersexuelle), ce n’est pas non plus les préférences sexuelles (homo ou hétéro ou autre) - bien qu’on puisse aussi s’accrocher sur cela - ; mais en parlant de "genre" je parle de ce qui est culturellement associé, ce qui est construit socialement, de nos caractères, nos comportements. nos personnalités, finalement toutes singulières sont pourtant toutes bâties sur ces présupposés naturalistes, qui associent sexe, genre et préférences sexuelles, comme si c’étaient des évidences, comme si c’était "naturel". donc je parle de nos constructions genrées. je suis pas en train de te faire un cours, je décortique simplement les mots que je peux avoir à utiliser dans ce qui suit, histoire que tu saches de quoi je parle quand je dis tel ou tel mot.

autrement dit, si je sature en ce moment, ce n’est pas de cette ville, ce n’est pas de ce qui s’est passé dans ce lieu autogéré, ce n’est pas des mecs ; ce sont de comportements. comportements dits "de mecs", qui pourtant ne sont pas propres aux mecs, et si tu sors la tête de la contemplation de ton nombril, tu verras que je ne vise personne en particulier. c’est un ensemble c’est un système c’est une réalité à laquelle nous participons généralement toutes et tous, activement et/ou passivement, et/ou réactivement. on peut utiliser le gros mot "patriarcat" pour désigner cela, ou "loi de celui qui parle le plus fort", ou comme on voudra, peu importe...

quoi qu’il en soit, ça m’emmerde, ça me fatigue, ça me pollue la vie, ça me déprime, ça me fait craquer aussi parfois. comme l’autre soir, où on s’est fait bien mal en se hurlant dessus. je n’y suis pas pour rien, toi non plus, et j’aimerais que ça n’arrive plus, car c’est violent et que ça gâche pas mal de possibles. c’est surtout pour cela que je ne vais plus vous voir, pour sortir de cette réalité. c’est aussi pour cela que je t’écris. Aussi je me dis que, comme je ne suis pas amoureuse de toi, que tu n’es pas mon frère, qu’on habite pas ensemble, on peut dire qu’il n’y a pas véritablement d’enjeu ’viscéral’ entre nous, peut-être que ça peut faciliter la communication (?).

peut-être aussi que c’est impossible que nous tombions d’accord, dans les actes, sur ce qui va suivre. la vérité c’est que je suis pessimiste et quelque part j’ai fait le deuil de cette idée : je m’en fous qu’on soit d’accord ou pas, je voudrais simplement qu’on se respecte (encore un gros mot), c’est à dire qu’on se laisse la place de s’exprimer et qu’on s’écoute. je reformule : mon objectif n’est en aucun cas de te convaincre de quoi que ce soit, encore moins de te ’convertir ’au féminisme, ce truc qui a l’air de te faire si peur, ni te faire culpabiliser d’être un mec, ni même de trouver un consensus avec toi. comme dit T. au sujet de tout autre chose, "y en a marre des consensus". ouais.

j’ai juste l’intention de poser mon sentiment, mes convictions, personnelles et politiques (les unes ne vont pas sans les autres je crois), clairement, une bonne fois pour toutes. une bonne fois pour toutes ça veut dire que après cette lettre je n’ai pas l’intention de passer la moindre énergie à me justifier. si je choisis d’écrire et pas de vous parler, ce n’est pas par lâcheté, bien que je m’expose à cette attaque, non, c’est simplement pour avoir la place et le temps de m’expliquer sans me faire couper, en ayant au moins l’illusion d’être entendue. c’est que je refuse ce mode de non-communication qui consiste en une joute verbale permanente et finalement assez vide de sens.

tu me connais un peu, comme on connaît (pas) les gens avec qui on passe du temps sans parler de soi, du coup tu sais qu’habituellement je suis plutôt tolérante et que ça me plaît qu’on ne soit pas d’accord, qu’on en discute. ça m’apporte et ça me permet de me construire. me confronter à l’altérité, c’est ce que j’aime. qu’est-ce qu’on se ferait chier si on était toujours sur la même longueur d’ondes ! je crois que tu es d’accord ? bon.

simplement il y a des réalités que ça me rend dingue qu’elles soient en permanence niées, j’en peux plus de les mettre de côté.

des réalités ce ne sont pas des généralités. ça ne veut pas dire mettre tout le monde dans le même panier. ceci étant dit, faut aussi bien reconnaître que les rapports de sexe ne sont pas simplement la somme de rapports interindividuels. pour simplifier : les rapports homme/femme ne sont pas que la somme des rapports de toi/moi, toi/tes copines, toi/ta mère, par exemple. les rapports entre les personnes composent, déclinent, illustrent les rapports de genre. mais les rapports de genre sont avant tout des rapports sociaux de classe. des rapports sociaux d’affirmation et de conservation du pouvoir. ben ouais. si je devais résumer, c’est simplement ça que je voudrais prétentieusement (parce que ce n’est pas gagné) que tu intègres. j’utilise des gros mots, je ne sais pas comment simplifier tu m’excuseras. c’est très compliqué de pointer cela sans tomber dans le piège enfermant des banalités généralisantes, tout en restant matérialiste, concrète, sans bafouiller un discours d’intello qui ne te touchera pas, et en se laissant aussi la place et l’envie de changer...

bon, j’ai qu’a essayer de prendre un exemple. le premier qui me vient à l’esprit et au stylo, c’est le viol. le viol n’est pas que un rapport de domination physique entre deux personnes (=une personne dominante qui s’approprie l’autre afin de satisfaire son désir personnel). derrière ce rapport forcé là, derrière ce qui fait mal, derrière ce qu’on retient, il y a ce qui le rend possible et ce qu’il conforte (c’est dans les deux sens) : le viol est un rapport social de classe. ça veut dire que, oui, c’est d’abord une question d’individus, de situations particulières, de cette souffrance d’être forcée ou manipulée pour satisfaire l’autre au détriment de ce que tu as envie toi, que oui, ça arrive qu’une femme viole un homme, ou qu’un homme viole un homme. ça arrive même souvent et je ne nie pas cela, ces souffrances, en disant que socialement et historiquement (et actuellement) le viol est un acte d’appropriation du corps et de la vie des dominées par les dominants. je parle de rapports de pouvoir. pour aller au bout de cette idée, tu pourras remarquer si tu regardes par là, que le viol est une arme de guerre (de destruction massive) dans la plupart des conflits armés. ce n’est pas anodin. on dirait que je m’éloigne de mon sujet, mais en fait la guerre se passe aussi ici, en bas de chez toi, et même dans ton propre lit. le viol est aussi une réalité quotidienne (consciemment ou pas) pour plein de femmes en couple. je ne discuterai pas de ça avec toi. je ne cherche pas à te convaincre, ce n’est pas une thèse, ce n’est pas une idée, c’est une réalité. plus exactement plein de petites vérités individuelles qui donnent une grosse réalité bien crade à voir. je peux te filer ou te conseiller des bouquins, des témoignages, si tu veux, mais je ne reviendrai pas là-dessus. point.

probablement tu vas me dire que j’exagère, que je dramatise, que je me rends malade ou que je suis malade ; et puis que toi tu n’es pas pareil, tu n’as jamais violé personne, tu n’es pas sexiste donc tu n’es pas concerné. sauf que ça te concerne. regarde-toi, regarde-moi, qui suis en face de toi là. mon passé qui me fait telle que je suis aujourd’hui en est maculé, imbibé, peut-être même que toi aussi. sauf que moi, qui n’ai pas beaucoup plus de caractères dits féminins que toi (et alors ?) et qui, oui, a une étiquette sociale de fille (et probablement les hormones qui vont avec, j’ai pas vérifié mais ce n’est pas le sujet), bref moi je suis confrontée au viol dans mon quotidien actuel et je ne suis pas une exception. aucune fille dont je suis proche n’a jamais subi de tentative de viol ou quelque chose qui y ressemble. ce n’est pas anodin non plus. tu comprends bien que je ne te souhaite pas de vivre la même chose. il y a d’ailleurs quelques mecs qui m’entourent qui ont aussi subi cela et que peut-être toi aussi. bref, ces petites réalités ne sont pas exceptionnelles, faudrait voir à pas les enterrer vivantes non plus. je nous souhaite mieux que ces rapports de pouvoir, quels qu’ils soient, comme perspective d’avenir. et il est grand temps de réagir. autrement que par l’affirmation d’un pouvoir je veux dire. sortir de cette mécanique je veux dire. et tu ne m’aides pas. tu ne t’aides pas non plus d’ailleurs. tu comprends bien aussi que je ne joue pas à la pauvre petite victime. si tu me regardais comme telle, avec ce regard caractéristique, peiné et paternaliste, ça me gonflerait grave. mais que tu ne le fasse pas ça ne me suffit pas. je suis en face de toi et j’ai la rage. tu ne sais pas comment réagir... comment dire ?... tu sais j’ai mis très longtemps à réaliser tous ces trucs que je peine à te dire aujourd’hui. et actuellement je suis dans un état tel, que je peine à ne pas tout amalgamer/jeter, je peine aussi à ne pas t’envoyer de petites phrases acerbes, tu sais, comme tu peux le faire sur le ton de la blague. de type : "j’ai longuement réfléchi à ça pendant que tu faisais de la musique avec tes potes, ou que tu jouais à des jeux vidéos". tu aurais fait la révolution sous-prolétarienne pendant ce temps, ça serait la même d’ailleurs. tel n’est pas le cas, donc passons. surtout que j’aimerais que tu sentes que je ne t’écris pas pour me défouler, ni pour te juger. j’aimerais juste que tu réalises l’urgence, que tu réagisses ! habituellement quand j’essaie de te parler de ce qui me tracasse, des rapports de genre, tu te sens accusé, tu te sens amalgamé, ce qui fait qu’assez rapidement, j’ai juste arrêté d’essayer de te parler de ça. j’ai fermé ma gueule. et c’est fini. j’essaie encore de faire que ce ne sois pas que de la violence qui sorte, mais des fois je craque et si tu me cherches ça partira en vrille comme ça a été le cas avec O. l’autre nuit. c’était pas beau à voir.

je ne t’accuse pas alors ne me dis pas que tu n’y es pour rien, que toi tu n’es pas un violeur, que tu n’es pas responsable des autres, les méchants, les violents. tu n’es pas plus un violeur que moi je suis une violée. va falloir te démener pour ne pas l’être je veux dire. va falloir réagir aux situations, décoder les rôles, sortir des mécanismes, les anticiper, prendre sur toi, travailler. ouais ouais.

je viens pas te faire la leçon. d’ailleurs je ne t’apprends rien. je te mets simplement en face des trucs. là j’ai pris l’exemple fort, toujours trop fort, hyper significatif et pourtant restrictif du viol. mais la violence n’est pas que physique. la domination ne passe pas que par la violence. des fois c’est juste "comme ça", c’est facile, c’est lié à la naissance. et du coup c’est plus insidieux pour l’éviter. il y a ce qui est flagrant, et il y a la face immergée de l’iceberg. j’ai pu l’expérimenter de l’autre côté de la domination, car je suis blanche, valide, jeune. je sais que c’est pas gagné d’avance, que c’est un pire combat contre soi-même. le seul qui vaille la peine. et je t’en veux de ne pas le mener. si je me suis à hurler en pleurant sur O. et en l’agressant et l’insultant, c’est principalement parce que j’ai besoin que mon ras-le-bol soit entendu et que ça ne se passe pas. ce n’est pas par vengeance, simplement que c’est nécessaire, pour moi, maintenant, que les rapports de domination homme/femme soient reconnus par mes proches. sinon je suis capable de leur hurler dessus pour qu’ils entendent. j’ai conscience que je suis capable de le refaire, et pire, donc ça m’a fait un déclic, parce que ça ne me plaît pas de reproduire un rapport violent, le contraire de ce que je cherche, et en même temps ça restera incontournable dans ces conditions. marre de m’écraser. bon je ne cherche pas à me justifier t’as vu. je regrette que ça se soit passé comme ça et en même temps c’est toujours mieux de hurler que de ravaler sans cesse. après c’est encore mieux de ne pas avoir besoin de hurler ou de couper la parole pour se faire entendre.

je suis persuadée que ce n’est pas en niant les choses qu’on peut les dépasser. il y a des tas d’exemples, et en ce qui concerne notre sujet, dire : "je suis une personne, tu es une personne et si on considère qu’on est égaux, et bien on le sera" ben pfff. laisse moi rire, laisse moi pleurer, mais laisse moi tranquille. on ne vit pas sur une île déserte sans culture et sans histoire, hein. "si on décide qu’on est égaux on le sera", c’est une utopie gentillette en laquelle j’ai pu croire car je suis gentillette et utopique. y a vraiment du boulot à plein temps d’abord. aujourd’hui je sais que si ça ne va pas avec une pire remise en question personnelle, ces grandes phrases c’est du vent. et c’est du vent parce que tu n’es pas prêt à perdre le moindre de tes acquis de mecs. tu n’es pas prêt à perdre tes acquis de dominant, à tel point que tu ne reconnais même pas leur existence ! c’est vrai que y a cette pression à la norme qui nous écrase toutes et tous. oui je suis une personne, et toi aussi, sauf que l’une comme l’autre nous sommes construites par notre éducation et notre culture. je ne dis pas que c’est indépassable, je dis que c’est un putain de boulot d’une vie entière. je ne te vois pas trop t’y mettre. pourtant ça commence par des choses très simples, telles que... écouter. plus exactement... se taire. et toi t’arrives tranquille en me disant "mais si on le décide on est égaux" ! rien que la manière que tu as de me le dire prouve le contraire : d’une part tu dis égaux et pas égales et ce n’est pas anodin, d’autre part si je ne peux pas te répondre sans hurler, y’a comme un souci. tu sais que je ne supporte pas les étiquettes. je le dis souvent, j’ai déjà écrit à ce sujet. et si je te dis "salut mec" c’est pas pour te stigmatiser, te coller une étiquette, tsé, c’est une réalité que nous avons tendance à noyer dans l’alcool et qui n’en devient que pire. c’est un autre sujet viril que je ne développerai pas ici.

nous pouvons bien refuser les étiquettes, peu importe finalement, puisque de toutes façons on en a (et on en colle). des fois ça me fait rire, des fois pas du tout. surtout que, je, tu, il, elle, le veuille ou non, des rôles sont associés aux étiquettes. je refuse de devoir être séduisante, disponible, maternelle, dévouée, etc. t’as dû remarquer. en même temps, rien que le fait que je me prenne la tête, et la journée, pour t’écrire, hein, pour garder mon calme, ce n’est pas rien, ça montre bien que je n’en ai pas fini avec ma construction de gentille petite fille ! peut-être que tu vas me répondre que toi tu refuses de devoir être fort, courageux, combatif, entreprenant, etc. pourtant ça ne se voit pas. ce qui se voit à la limite c’est que tu as en marre de devoir être entreprenant au travail et encore plus quand il s’agit de draguer les filles. à part ça, je ne te vois pas souvent admettre que tu as tort, même sur les sujets les plus anodins, sans en faire toute une mise en scène. ou demander de l’aide quand tu vas mal. admettre que tu es incompétent quand tu l’es, ne pas rabaisser les autres quand ils l’admettent ce serait pas mal non plus. au passage je m’excuse de m’être énervée l’autre fois, j’ai eu tort de rentrer dans le mécanisme, je devrais simplement arrêter de te parler. avant peut-être d’en arriver là, ce qui serait un échec (mais mieux vaut un échec qu’une torture mentale), avant de mettre de côté cette lettre et cette envie de poursuivre des projets avec toi, je poursuis.

je disais donc que ton refus (éventuel) de ta situation de domination sociale n’est pas visible. encore moins en actes. par exemple en prenant soin de ne pas envahir l’espace public - le discours en particulier - avec tes superbes engagements verbaux et tes performances permanentes de virilité bruyante.

rien ne te permet de te prétendre autre chose qu’un homme construit. d’ailleurs tu ne le fais pas, ouf c’est déjà ça. (ce n’est pas le cas de tous, sachez que pour moi prétendre être un homme autre chose que dominant est un non sens, utilisez un autre mot, un autre symbole d’identité). est-ce que tu sais ce que ça fait que de se sentir ne serait-ce que regardée comme une fille dans la rue ? quand bien même tu le saurais, qu’est-ce qui te permet de me parler comme d’habitude, c’est-à-dire comme si tu étais en train de m’apprendre quelque chose ? je reconnais que j’ai des milliards de choses à apprendre dans la vie, j’aime apprendre, et je déteste que tu me rabaisses si tu sais quelque chose que je ne sais pas. tu n’as pas à avoir de l’assurance, tu n’es pas obligé. c’est plutôt gênant d’avoir un savoir dont les autres sont exclus, non ? c’est heureux quand quelqu’un-e a cette envie d’apprendre.

alors là tu vas me dire, si tu es aussi prévisible que je le crains, "mais alors, qu’est-ce que tu veux que je fasse ?" je veux que tu apprennes à te taire. je veux que tu apprennes à écouter. ensuite tu trouveras des clefs d’analyse et de lecture, tu pourras te positionner silencieusement et activement. amen. ça vaut pour le reste. pour prendre un exemple et faire un parallèle : moi qui suis blanche dans cette culture raciste et colonialiste, je n’ai rien de mieux à faire par rapport au racisme que de fermer ma gueule, écouter celles qui le subisse, essayer de me changer dans mes réflexes construits, agir concrètement quand je le peux, tout ça bien avant de me prétendre anti-raciste. je ne vais pas voir les gens qui en chient avec cette étiquette sur la gueule tous les jours leur dire "tu sais bidule, ça sert à rien ta lutte car nous sommes égales : je suis antiraciste" toi c’est pire, tu fais des blagues atroces. au moins si tu questionnais les gens sur leur vécu avant, je veux bien, mais avec tout le bruit qui sort de ta bouche, on ne peut même plus parler de soi. tu ne parles pas de toi sans une mise en scène virile, et tu monopolises les discussions avec tes confrères (et tes consoeurs), du coup personne n’a la place de le faire. moi j’en ai marre, je vais chercher d’autres espaces...

je précise que j’ai beaucoup de difficultés à finir cette lettre. d’une part parce qu’elle me replonge à chaque fois dans une émotion désagréable et forte, d’autre part parce que je m’applique à formuler les choses avec cette forme de discours construit, cette manière de faire des phrases qui tiennent la route, qui gardent le fil, qui exposent, qui s’articulent, etc. LA manière de parler, la même que celle qu’on apprend à l’école et qu’on parle entre "gens instruits". cette forme de discours, codé, propre au Pouvoir. et ben j’en ai marre de ces codes. en même temps je ne veux pas faire de poésie là, je veux te décortiquer mes sentiments et mes pensées, je veux que tu saisisses, je ne veux pas que tu m’interprètes donc je veux éviter de faire des raccourcis. néanmoins le fait que je joue ce jeu, celui du discours, quelque part ça participe à reproduire des rapports de pouvoir...

j’aimerais que tu sentes que je ne dis pas tout ça dans une optique morale ou moralisante. sûrement ce sera un échec car au fond de moi je suis véner et une partie de mon aigreur ne sera pas filtrée. mais je ne te dis pas de vérités, ni : " ça c’est bien, ça c’est mal". je te dis ce qui peut faire mal. comme ça si tu décides de le faire quand même tu sauras ce que je ressens, tu le feras en connaissant ce que ça me provoque et ce sera comme une autre manière de me dire que tu n’en a rien à foutre de me faire mal. tu ne vois toujours pas de points communs avec le viol ?

pour moi vivre ensemble implique de faire attention aux autres. je ne te sors pas un discours citoyenniste, je dis que faire du mal aux gens, a fortiori si je les aime, ne me plaît pas. tu n’as pas besoin de me connaître beaucoup pour deviner que c’est bien beau comme discours, mais qu’en réalité ce n’est pas si aisé vu que, par le fallacieux et facile prétexte de les aimer, de fait je les ménage moins. n’empêche que je cherche à l’éviter (ça doit être ma construction de fille ?) en essayant simultanément de ne pas m’écraser et laisser les autres me faire de mal (ça doit être que j’en ai marre de cette construction ?). bon tout ça pour dire je ne supporte plus une masse de blagues faciles, de comportements, etc. j’ai envie d’autre chose. j’ai envie qu’on s’écoute. j’ai envie d’apprendre à parler. ce n’est pas paradoxal de dire ça et de constater que je ne t’ai pas écouté l’autre soir. j’assume d’avoir pété un plomb et je suis tristement persuadée que ça peut se reproduire, puisque tous les mecs de mon entourage nient les autres au quotidien, refusent de se mettre en question, passent leur temps à essayer de convaincre, de se défendre, de s’affirmer, en coupant la parole, en parlant fort, etc. une jungle dont je sature. les rares exception de mecs qui ne sont pas tels que je viens de les décrire sont simplement écrasés par la meute et si ce n’est pas les autres qu’ils nient c’est eux-mêmes. ce qui ne fait pas avancer le schmilblick.

tu sais, tu n’as pas à te défendre, je ne t’accuse pas. tu n’as pas à t’affirmer, je ne te nie pas, la preuve : je t’écris. aussi, sache que j’ai atteint un stade où je ne me rendrai pas disponible pour toi si par miracle tu me déclarais encore à présent que tu désires te remettre en question dans ta construction masculine. j’aurais pu en avoir envie par le passé parce que (je suis une gentille petite fifille ?) je t’aime bien, je sais aussi reconnaître tes qualités. mais là je ne vais pas t’aider, j’en ai assez bavé, va falloir te débrouiller tout seul ou avec tes copains. vous avez du pain sur la planche (même si je ne vous apprends rien hein), moi j’ai assez à faire pour moi et pour mes pairs. cette lettre c’est comme si je te fais un bébé que t’as pas voulu même si tu te doutais bien qu’il allait arriver, et tu vas te démerder avec tes choix, ta souffrance, et tout. tu veux que je te prenne par la main, que je t’emmène chez le docteur, euh non, dans des groupes non-mixtes de mecs ? tu vois pas le lien avec ce que tu disais sur les femmes soit disant libérées parce que la pilule du lendemain existe ? bon, je vais éviter le cynisme, mais je ne me fais pas d’illusion. je sais que tu es du coté des dominants. toi aussi tu le sais bien, même si tu refuses de l’admettre. ça veut dire quoi ? être dominant ça veut dire que si tu ne veux pas m’écouter, ou plutôt m’entendre, rien ni personne ne pourra te forcer à le faire. surtout pas moi vu que je refuse de rentrer dans ce jeu où il n’y a de règles que tacites, c’est-à-dire que comme il n’y a pas de règles ben la seule qui règne c’est la loi du plus fort. aussi, si tu veux prétendre que c’est moi qui t’agresse, que c’est moi qui abuse, que je suis tarée, que je suis hystérique, déglinguée, violente, etc, ben c’est simple : tu auras toute la société avec toi. je ne parle pas de tes potes avec qui tu pourras aisément rire de ma rage, non, je parle des médecins, des flics, de ma famille, bref de tous celles et ceux qui ont du pouvoir. tu vois donc de quel côté tu es. positionne-toi maintenant. je ne suis pas en train de dire que je pense que tu as envie de me faire enfermer, sinon je ne me mettrais pas à nu devant toi comme ça (c’est une image hein tu sens que ce n’est pas le moment de faire une blague). je te dis que si tu voulais tu pourrais. que tu es plus fort à tous les niveaux, que tu es du côté des plus forts. bravo. c’est de ça dont je te parle. tu me suis ? y a que toi qui peux te donner envie de regarder les choses en face.

je me rends compte seulement maintenant que je te parle de ma rage depuis le début, que tu dois la sentir, mais pas la cerner distinctement puisque je l’ai pas clairement identifiée. si tu regardais autour de toi avec les lunettes de quelqu’un qui ne veut plus faire partie des dominants tu devinerais. si on se parlait quand on se voit au lieu de faire du bruit avec notre bouche tu saurais ce que je vis, tu saurais ce qui me rend fragile devant toi, pourquoi je peux re-péter les plombs sur n’importe quel type qui me cherche. pourquoi ? : parce que j’ai échappé de justesse à un viol récemment parce que je ne suis pas une exception, à part d’y échapper c’est une exception parce que je suis consciente parce que c’est une exception et que je me sens seule parce que ma mère est l’esclave (ménager sexuel administratif) de mon père parce qu’il ne m’exprime jamais de sentiment parce que X s’est fait torturer (sexuellement et psychologiquement) par son frère toute son enfance parce que ce n’est pas une exception parce que je l’aime parce que Y se tape toutes ces horribles procédures judiciaires suite à son viol parce que c’est la règle parce que je l’aime parce que ma cousine est manipulée par son mari qui contrôle sa vie entière aujourd’hui parce que ce n’est pas une exception parce que sa soeur s’est fait planter par le père de son fils et qu’elle se retrouve seule dans la merde parce ma grand-mère s’est fait humilier verbalement tous les jours pendant plus de 50 ans parce qu’une transsexuelle s’est encore fait caillasser à mort cet été parce qu’une bite dans un vagin ça fait plus facilement du mal que du bien parce que les contraceptifs oraux c’est prescrit pour un oui ou pour un non, que c’est de la merde et que c’est payant parce que pour 30 potes musiciens y en a une c’est une fille parce quand y a des embrouilles interpersonnelles tu ne prends jamais partie sauf tu es directement visé parce que j’en ai rien à foutre d’être belle, parce que je n’ai pas envie de te plaire parce qu’il y a des meufs à poil dans la pub, dans les rues, partout parce que ça ne me dérange pas de faire la vaisselle et que ce que je te dis ne se résume pas à ça parce que ça n’a jamais été juste ’normal’ pour un mec de s’étouffer dans un corset, de s’épiler intégralement, etc parce que toutes mes copines au collège étaient surveillées par leurs frères parce que tu n’écoutes pas, d’ailleurs tu ne parles pas parce que la plupart des mecs ont pour unique confidente leur copine, et qu’écouter c’est encore une forme de disponibilité aux autres, voire de dépossession de soi parfois. parce que tu n’es pas capable de partager tes savoirs ’réservés’ (mécanique, informatique, musique, bâtiment, etc) sans reproduire un rapport paternaliste parce que tu ne l’admets jamais quand tu as tort parce que celles qui ouvrent leur gueule là-dessus se font incendier parce que celles qui tentent d’expérimenter d’autres rapports se font laminer parce que la démocratie c’est de la merde parce que je vous aime

...

je n’exagère pas. je pars de moi pour décrire une réalité sociale, qui se retrouve à tous les niveaux, dans toutes les cultures, à toutes les époques. les choses ne vont pas en s’arrangeant, contrairement aux idées reçues, et tous les bouffons qui se gargarisent de la libération de la femme. libéralisation des femmes oui.

je suis une personne et toi aussi. "Personne" ça vient de persona, masque de théâtre. ton rôle et celui qu’on attendrait de moi me gavent. grave. j’aime jouer mais là c’est pas drôle du tout. tout un édifice social de dominations plus ou moins violentes tient par ces rôles surfaits que nous jouons au quotidien. tu n’as pas l’impression de jouer un rôle, tu penses être simplement toi-même. regardes-y de plus près. au minimum j’ai besoin que tu reconnaisses le confort de ta position sociale. tu vas me dire qu’on en profite toutes et tous de ces codes, ces étiquettes, que ça m’arrange bien d’être une fille. c’est vrai que les automobilistes s’arrêtent plus facilement quand je suis sur le bord de la route que quand c’est toi. sauf que du coup je me coltine tous les dragueurs baveux qui passent le trajet à ’tenter leur chance’ comme ils disent grassement. super le privilège. et toi pendant ce temps, t’attends. en fait je crois que ces rôles nous enferment et qu’on a toutes et tous à gagner à les ouvrir. surtout certaines, mais tous. comme dit Brigitte dans la même chanson, dans une prison tout le monde est prisonnier, même les matons.

après bon ne t’inquiètes pas, je ne vais pas attendre que tu te bouges pour faire ma route. j’ai simplement besoin que tu reconnaisses (et changes) des trucs pour pouvoir parler avec toi. mais je n’ai pas besoin de parler avec toi. du coup fais comme tu le sens, moi je suis prête à partir. voilà. j’ai tenté de dire les choses le plus clairement possible. je ne le referai pas tous les dimanches car je suis fatiguée. des discours autant que de ces situations. je n’ai même pas la force de t’expliquer pourquoi je trouverais ça chouette d’organiser des cours d’autodéfense pour femmes ici. comme si tu n’étais pas capable de cerner qu’il y a des situations d’agression spécifiques aux femmes ! c’est vrai aussi qu’il y a des situations d’agressions spécifiques qui peuvent concerner des hommes bio : des trans’, des trav’, des bizarres sexuels. tu n’es pas identifié comme tel, tu n’es donc pas concerné non plus. je ne sais plus quoi faire avec toi, alors je vais faire des trucs pour moi et basta !

pour conclure je te conseillerais de la fermer de temps en temps, ça fera du bien à tout le monde. je ne me ferais pas chier à t’écrire si je te méprisais. je suis simplement fatiguée de cette merde. comme si j’étais la première à écrire tout ça. ça fait des siècles que c’est à redire sans cesse. je ne t’ai rien appris. je ne suis même parvenue à te dire les choses sans utiliser de langage d’intello (=qui reproduit un schéma de domination), tout ça pour que peut-être quelque chose fasse tilt... j’ai fait ce que j’ai pu avec tout ce que je ressens. c’était long et fatigant.

salut