De la sodomie en régime hétéro-patriarcal

11 février 2014 par Tchak

S’il y a une chose qui m’excite sexuellement, c’est la sodomie passive. Tellement passive que quand je me retrouve seule avec moi-même, je suis moyennement motivée pour me donner ce genre de plaisir. C’est un tel don de soi, de se pencher sur un anus, de le lécher (1), de le caresser, d’y glisser ses doigts pour le faire peu à peu s’ouvrir... J’avoue que je suis incapable de rendre un tel soin à autrui, ni même à moi-même.

J’ai tenté de déplacer la contrainte en me dotant d’un excellent matériel : un butt plug made in Germany impeccablement dessiné pour rentrer comme dans du beurre et un gel à base d’eau qui non seulement est très écologique mais qui fait aussi des miracles. Les deux réunis s’engouffrent dans mon anus avec une facilité déconcertante et me font passer un bon quart d’heure. Sauf que... sans un peu de travail humain pour détendre mon sphincter, l’opération reste traumatisante (« traumatisante », ça veut dire que mes petites muqueuses en sortent meurtries et me font mal le lendemain). Et ça, c’est pas possible : je n’éprouve pas de désir profondément enfoui de me faire mal.

La question que la sodomie hétérosexuelle pose à la société dans laquelle nous vivons, c’est comment un geste qui représente pour celui ou celle qui est actif/ve une grande abnégation, un soin patient à l’autre pour pouvoir être en mesure de le/la pénétrer correctement est dans les faits une saloperie absolue, une violence de plus faite aux femmes ? Parce qu’autour de moi je n’ai pas manqué de comprendre que « je t’encule, sale enfoiré » était une manière de dire la domination sur autrui, de mâle dominant à mâle dominé le plus souvent, et c’est un sort réservé aux femmes. La sodomie active, plus que d’autres gestes de pénétration, signifie une domination symbolique. Et tant et tant d’indices ne me signalent rien d’autre avec la diffusion des pratiques de sodomie hétéro que l’extension du domaine des services sexuels accordés aux hommes.

Rappelons les faits : il y 20 % d’hétéros qui pratiquent la sodomie, et toujours (2) dans des rôles sexuels distribués arbitrairement par les rôles sociaux de genre (arbitrairement, car si seules les femmes ont des vagins, nous sommes tou-te-s doté-e-s d’un anus érogène, que je sache). C’est une pratique qui se diffuse à travers la pornographie et pas forcément par le désir spontané des femmes : j’ai beau avoir participé à de nombreuses discussions formelles non-mixtes sur la sexualité, jamais ce thème n’est apparu. Sauf dans les propos d’une femme qui distribuait avec son compagnon les rôles d’une manière réciproque... et les deux se battaient pour être en position passive, bien évidemment ! Pour les autres, celles qui se font sodomiser par des hommes qui ne savent jouir qu’avec leur pénis, c’est la honte et le silence. Il m’a fallu parler de « tabou » pour mettre deux copines au défi de me dire qu’elles faisaient partie des 2 % de femmes dont la sodomie passive est la pratique préférée. Les autres 18 % en prennent plein le cul sans rien dire.

L’expérience la plus commune que j’ai de la sodomie hétéro, c’est « moi je suis prêt, je te bourre le cul ou la chatte ? » J’y ai même eu droit la nuit où j’ai perdu ma virginité (« ça te fera vachement moins mal si je t’encule, t’es sûre que non ? »). Quoi répondre à cette délicate invitation de qui connaît tellement mal son corps et celui de l’autre qu’il n’a même pas pris la peine de comprendre la différence entre un orifice ouvert et naturellement lubrifié, et un autre destiné à faire de la rétention, à rester fermé comme une porte de prison ? « Euh, comment dire ? Et si moi je te bourrais le pif ? J’ai oublié que j’avais un train à prendre et je me suis gourée d’un chiffre en te donnant mon numéro de téléphone, il va falloir que je corrige ça avant d’y aller. Tout de suite. » (Non, en vrai je reste pour le coït vaginal, pas du tout tentée par une sodomie brutale, et mes relations en finissent là.) Il y a mieux, comme offre, sur le marché, mais dans mon expérience c’est très rare – et d’autant plus précieux.

Quand je pense aux 20 % de femmes dont je me sens solidaire, qui se font sodomiser dans ces conditions majoritairement violentes, parce que ça ne se dit pas mais ça se fait, parce qu’on a toutes la pression pour être le plus « épanouies » possible (mais que sexuellement), parce qu’on a peur d’être seules et qu’on accepte beaucoup pour ne pas l’être, eh bien j’ai la haine. Alors quand je vois, en face du tabou des femmes, des discours (masculins) décomplexés sur la sodomie, chez les beaufs ou dans la presse branchouille libérale-libertaire, j’ai envie d’apprendre à tous ces gros machos à jouir avec leur anus, à recevoir des caresses, des doigts (« jusqu’ici tout va bien, tu sais que je suis un mec cool »), et pour finir mon gros gode-ceinture pour les faire exploser de plaisir. La vraie subversion, ce n’est pas d’étendre les registres de la prostitution à toutes les femmes, c’est plutôt la réciprocité.

(1) C’est une pratique déconseillée, en l’absence de protection, pour des raisons de santé (milieu chargé en bactéries, transmission de MST). Le premier tract de réduction des risques (Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, San Francisco, 1979) recommandait de ne pas pratiquer l’anulingus. Mais on peut se protéger avec une digue dentaire ou carré imperméable et très fin. (2) L’enquête de Nathalie Bajos et Michel Bozon (Enquête sur le sexualité en France, La Découverte, 2008) dont je tire les chiffres ne prend même pas la peine de noter l’existence d’une sodomie hétéro qui renverserait les rôles « naturels ».