Née sous le signe du plaisir et de la joie, la révolution sexuelle vécue par le monde occidental dans les années 60 et 70 a apporté dans son sillage des libertés nouvelles : le droit à l’avortement, la visibilité des gays, la liberté du discours sur la sexualité. Puisque nous vivons cet héritage, si nous souhaitons comprendre ce qui est en jeu aujourd’hui dans nos relations sexuelles et leurs représentations il nous faut aller au-delà de cette image bien connue. C’est alors qu’un autre dessin apparaît.
Vue de la manière la plus prosaïque, la révolution sexuelle correspond à l’apparition en masse de pratiques plus ou moins variées selon l’engagement dans l’avant-garde : triolisme, sexualité de groupe, sado-masochisme, pédophilie, sexe oral, sodomie, nécrophilie, etc. Les best-sellers de l’époque, comme The Joy of Sex du Dr Alex Comfort (1972) ou Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander du psychiatre David Reuben, (1969), veulent rendre compte de la variété de la sexualité humaine sans jugement moral et si possible de manière exhaustive. Ces guides de la sexualité, très en vue, se veulent rassurants et non-normatifs. Mais ils perdent leur but de vue sur deux points importants.
D’abord dans leur discours sur l’homosexualité. Aussi variées soient les pratiques décrites par le Dr Comfort, il hiérarchise les sexualités en plaçant au-dessus de tout « le bon vieux face à face matrimonial ». Et malgré son désir d’exhaustivité, le fait homosexuel n’apparaît pas dans son livre, on y trouve seulement une demi-page sur la bisexualité, à propos de sa possible apparition dans des scènes de sexe de groupe. Quant à Reuben, il écrit dans Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander « De même qu’un pénis et un pénis égalent zéro, un vagin et un autre vagin égalent zéro. »
Avec l’homophobie il est un autre point qui révèle les inégalités continuées par les théoriciens de la révolution sexuelle. C’est la non-réciprocité de certaines pratiques hétérosexuelles. Nul ne s’étonne de voir dans les témoignages de pratiques SM publiés dans les journaux de l’époque que dans la position soumise et victime on ne trouve que des femmes. Au contraire, leur sexe leur ferait désirer à toutes cette même position. De même l’échangisme s’est appelé au début « échange d’épouses » (wife swapping). Et pour citer un dernier exemple d’une inégalité toujours aussi présente avant et après 1968, l’usage des jouets sexuels n’a pas empêché la sodomie de n’être toujours pratiquée que dans la même direction. Le mari encule sa femme, il la baise, il la nique, encore et toujours, dans tous les sens du terme.
La nouvelle norme sexuelle se construit par les hommes pour les hommes, autour de leurs désirs, sans tenir compte aucunement des désirs féminins qui, quand ils sont connus, ne sont pas reconnus. Le sexologue japonais Sha Kokken en 1960 reconnaît que les femmes éprouvent plus de plaisir quand leur vagin est stimulé par une pénétration avec des doigts que dans un coït. Il n’en interdit pas moins cette pratique au motif que « le vagin est normalement réservé au pénis ». Au fond, ce qui compte le plus, c’est le plaisir masculin. Dans un beau lapsus, un thuriféraire de Wilhelm Reich nous engage à croire dans le féminisme du grand homme, soucieux du désir de la femme et des exigences de son plaisir sexuel... à lui (article possessif masculin « his »).
C’est que biologiquement, les femmes peuvent toujours d’adapter. Alors que le désir masculin est un fleuve trop puissant pour connaître des limites... C’est la nature, c’est la vie, mesdames il faudra vous adapter à cette violence.
Dans ces conditions beaucoup de femmes se sentent mal à l’aise devant les pratiques sexuelles auxquelles elles sont gentiment soumises. La sexologie parle alors d’inhibitions. Une façon de psychologiser une angoisse légitime pour imposer des pratiques de violence réelle ou symbolique envers les femmes. Alors elles font avec. Dans une correspondance entre femmes, celles-ci admettent ne pas pouvoir supporter d’avaler le sperme de leur partenaire. Elles s’échangent alors de véritables conseils de ménagères pour rendre ce travail sexuel moins pénible. La libération dont on parle si volontiers est l’imposition sur les femmes d’un nouveau travail et d’une forte pression sur leurs comportements sexuels. La question se pose : la révolution sexuelle a-t-elle vraiment visé à libérer les femmes ?
Elle a condamné très fortement le lesbianisme, tout comme les hommes pédophiles condamnaient l’expression de la sexualité enfantine quand le désir portait un enfant vers un autre. Ce refus de voir les femmes et les enfants se libérer quand les hommes adultes ne profitent pas de cette « libération » doit être interprété ni plus ni moins comme la conquête par les hommes de nouveaux droits sexuels sur les objets de leurs désirs.
Comfort, Reuben, auxquels on peut ajouter les célèbres Masters et Johnson, sont loin de faire de la sexualité un outil politique, il s’agit simplement pour eux de vivre mieux et de profiter de la vie. Il n’est donc pas si étonnant qu’ils n’aient aucune réflexion sur les enjeux de pouvoir dans la sexualité.
Mais alors que la révolution sexuelle était vécue et écrite comme le fer de lance de la révolution par des personnalités très politiques comme Wilhelm Reich, Herbert Marcuse, l’éditeur Maurice Girodias et leurs successeurs, jamais ceux-ci ne se sont inquiétés des inégalités qui pouvaient être reproduites ou accentuées dans les rapports sexuels. Le sexe était seulement l’expression de la liberté de l’homme et cette liberté ne pouvait être réprimée plus longtemps par le capitalisme et son bras armé, l’institution familiale.
Si la sexualité était éminemment politique, les femmes ne devaient pas s’attendre à ce que l’on acceptât de faire de cette nouvelle sexualité le moyen de leur émancipation. Les féministes les plus radicales proposent même que si les relations sexuelles des jeunes femmes célibataires ont été acceptées, c’était par peur de leur émancipation sociale et pour les garder sous le contrôle masculin de leurs amants, la sexualité devenant alors le moyen d’entraver encore plus les femmes.
De la liberté des années 70 on est vite passé au libéralisme des années 80. L’absence de réflexion sur les rapports de pouvoir dans une relation sexuelle entre un homme et une femme, ou entre un homme et un enfant, rejoint le libéralisme capitaliste qui veut nous faire croire en des chances égales pour tous pour justifier l’absence ou la destruction de processus de redistribution de la richesse sociale. Chances égales, et chacun pour soi.
D’autre part, l’injonction à avoir du plaisir pour s’épanouir était accompagnée d’un relativisme moral certain. Il n’y avait plus de victimes d’actes de violence sexuelle, juste des femmes et des enfants à l’esprit étroit pour les unes ou affabulateurs pour les autres. Cette injonction à consommer l’autre sans tenir compte de ses désirs ressemble de très près à l’injonction capitaliste à la consommation d’objets. Le consumérisme sexuel et un individualisme forcené semblent constituer l’héritage le plus visible de ces années de révolution manquée...
Les citations et les faits sont tirés de Sheila Jeffreys, Anticlimax (The Women Press, Londres, 1990). Cette historienne féministe a fait un travail de lecture essentiel des discours sexologiques dominants tout au long du XXème siècle. Ce texte est fortement influencé par le chapitre « The sexual revolution », pp.91-144.