Un rapport simplement sexuel ou Pour une véritable libération sexuelle

16 février 2005 par Tabalouga

Au début du 20ème siècle, le docteur Sigmund Freud élabore la thèse d’après laquelle la femme, durant l’enfance et le début de l’adolescence, éprouverait du plaisir sexuel par l’intermédiaire de son clitoris. Pendant la puberté son plaisir se déplacerait du clitoris au vagin, la femme connaissant l’accomplissement de sa sexualité par la pénétration vaginale. Arrivée à sa maturité sexuelle, la femme n’aurait alors plus à retourner à "la phase clitoridienne ", phase primitive et donc inférieure à " la phase vaginale ", phase ultime, témoin de la sexualité épanouie de la femme. Ainsi, ce serait grâce à l’intervention masculine que la sexualité de la femme atteindrait définitivement son apogée. Dans quelle mesure cette thèse, comme la plupart des thèses de Freud, peut-elle être considéré comme valide aujourd’hui ?

Que pouvons-nous voir de la sexualité ? Nous voyons ce que l’on nous montre. Et que nous montre-t-on ? Des images et des mots qui dessinent une réalité singulière. Les images d’abord : observons la manière dont les rapports physiquement intimes entre une femme et un homme sont présentés au cinéma ou à la télévision. A travers les ahanements proférés en chœur par l’une et l’autre, à travers l’emboîtement de leurs corps nus ou à moitié déshabillés, c’est bien un contact particulier qui est suggéré : la pénétration. Il n’est jamais question d’autre chose, comme si la sexualité entière s’y réduisait. Plus précisément, c’est comme si la sexualité équivalait à la pénétration. De là découle l’obsession de son pénis manifestée en permanence par le personnage masculin, fier d’en avoir un, qui plus est en érection, et par le personnage féminin, encourageant et stimulant avec constance ce dernier phénomène : on retrouve ces attitudes dans n’importe quelle comédie, dans n’importe quel film. De la pénétration suggérée dans les scènes d’amour des films à grand public à la pénétration étalée sur tout l’écran dans les films pornographiques, on retrouve sans discontinuer la même focalisation sur le sexe masculin, et plus exactement sur le pénis en érection dont la valeur hautement symbolique est incarnée par le phallus.

Qu’en est-il du sexe féminin ? Au contraire du sexe de l’homme, jamais le sexe de la femme n’est montré positivement (dans les films pornographiques), il n’est même jamais suggéré (dans les films à grand public) ni par le personnage féminin ni par le personnage masculin. Comme s’il n’existait pas. Plus précisément, sa présence est une absence, et son existence n’a rien d’autonome. D’après ces deux types de films qui concentrent la plus grande audience télévisuelle ou cinématographique, le sexe féminin aurait une seule fonction : celle de recevoir le pénis. Ce qui est ainsi sous-entendu est que la femme ne peut, et donc ne doit, éprouver de plaisir que par la pénétration, donc uniquement par le pénis, donc seulement grâce à l’homme. Bizarre bizarre... il y a dans l’air comme de la thèse freudienne en action ! La preuve ultime en serait les cris d’extase que pousse systématiquement le personnage féminin à chaque fois qu’une pénétration est suggérée ou montrée.

On objectera que ces représentations proposées par le cinéma, la télévision et la vidéo ne reflètent pas nécessairement la réalité. Pourtant ce sont celles qui sont proposées au public comme des normes et l’androcentrisme (le caractère de ce qui est fait par les hommes et pour les hommes) y est évident, se faisant passer pour la réalité universelle de la sexualité.

Ensuite, les mots : ils ne font que désigner cette même vision des choses. " Faire l’amour " ou " baiser " cela veut presque toujours dire pénétrer (pour l’homme) et être pénétrée (pour la femme), et certainement pas caresser. Dans le meilleur des cas, cela veut dire " préliminaires "+ pénétration. " Préliminaires " ? Arrêtons-nous sur ce terme : il désigne d’après le dictionnaire " ce qui prépare un acte, un événement plus important ", il désigne donc ce qui est moins important que ce qui va suivre. Mais moins important pour qui ? Pour la femme, ou pour l’homme ? Pour parler grossièrement, selon certains, il signifie " l’entrée " avant le " plat principal ". Bref, d’aucuns envisagent les préliminaires comme une activité plus ou moins agréable voire une corvée avant le plaisir pur. Mais encore une fois, corvée pour qui ? Etant donné que ce terme est employé par tous et toutes, la réalité quant aux principaux bénéficiaires de cette désignation péjorative se fait jour... Pour nous éclairer plus sûrement, tournons-nous vers les femmes et écoutons leur parole.

Le seul moyen de savoir comment nous, femmes, vivons la sexualité, telle qu’elle est ordonnée par les hommes d’une part, et d’autre part telle que nous la désirons, c’est de nous faire confiance et de nous respecter, pour qu’enfin nous parlions. Ce n’est qu’à cette condition que nos expériences de femmes peuvent se dire. Notre réalité est tout autre, à l’exact opposé du pilonnage androcentré que nous supportons tous les jours, depuis notre enfance et quel que soit notre âge. Notre sexualité est multiple, intense et libre ; elle n’a rien à voir avec ce que veulent (faire) croire les machistes de tout poil.

C’est une femme qui a écouté les femmes et qui a exposé au monde la réalité de notre vécu : la docteure Shere Hite, psycho-sexologue et historienne, a interrogé très précisément plusieurs milliers de femmes américaines sur leur sexualité, publiant en 1976 le très édifiant rapport Hite [1] qui reste la seule source documentaire fiable sur la sexualité féminine parce que fondé sur un large nombre de témoignages féminins. Dans ce rapport, on apprend que le plaisir sexuel le plus intense et le plus immédiat ressenti par les femmes est le plaisir clitoridien, et non pas le plaisir dû à la pénétration ; plus lumineux encore ; le plaisir strictement vaginal, dans la perspective de la thèse freudienne, n’existe quasiment pas puisqu’il est en réalité dû aux grandes et petites lèvres de la vulve ! Plus tard, on apprendra grâce au travail de Hite, que le " point G " inventé dans les années 80 n’existe pas, ce qui invalide définitivement la thèse de l’orgasme purement vaginal , au profit de l’authentique " point C ". Tonnerre dans le monde phallocentré !

Ainsi le terme "préliminaires" est étrangement flou et réducteur pour désigner les pratiques sexuelles qu’aiment vraiment les femmes : rapprochements autant physiques que psychologiques avec la personne que l’on désire ; caresses ; baisers ; paroles. En réalité, les préliminaires n’en sont pas pour les femmes, de même que faire l’amour ne s’arrête pas soudainement avec l’éjaculation de l’homme . Les travaux de la docteure Hite, nourris par les plusieurs milliers de témoignages de femmes et d’hommes [2] recueillis pendant de nombreuses années, contredisent brillamment toutes les théories traditionnelles sur la sexualité. Celles-ci, et en premier lieu la théorie freudienne [3] envisagent la sexualité uniquement sous l’angle patriarcal de la reproduction, et c’est sous cet angle que la sexualité devient synonyme de pénétration, l’éjaculation masculine terminant généralement la relation physique entre la femme et l’homme. L’approche de Freud a consisté à prendre en considération uniquement la sexualité masculine puis de calquer sur celle-ci la sexualité féminine, sans jamais s’intéresser à la spécificité de cette dernière. Hite a découvert que, contrairement à la théorie de Freud, la puberté de la fille ne commence pas avec ses règles (il s’agit là de l’apparition de sa capacité reproductrice) la puberté sexuelle de la petite fille apparaît bien plus tôt que celle du garçon, puisqu’elle peut se masturber dès l’âge de 5 ans. Tandis que la puberté chez le garçon signifie début de la capacité reproductrice ET de la masturbation, deux types de puberté sont distincts chez la fille [4].

Ce qui est remarquable, c’est la primauté du clitoris dans la sexualité féminine. Contrairement au pénis, le clitoris est le seul organe sexuel entièrement dédié au plaisir puisqu’il ne possède pas de fonction reproductrice. C’est sans doute pour cela que les tenants de certaines traditions ont excisé 120 millions de filles et de femmes dans le monde (l’excision est une ablation du clitoris) , infligeant ainsi à celles-ci des souffrances durables et une incapacité partielle ou totale à ressentir le plaisir sexuel .

Clitoris, cher clitoris ... Les machistes refusent de le voir parce qu’il leur semble dangereux : nos clitoris sont subversifs ! Notre plaisir étant essentiellement clitoridien, si nous le revendiquions comme tel, alors nous mettrions à plat toute la grandeur usurpée du phallus. Sacrilège ! Dans une société où les machos nous rebattent sans cesse les oreilles avec la taille de leurs pénis, apprendre qu’en réalité leur " engin " ne joue qu’un rôle d’appoint dans l’orgasme féminin provoque l’effondrement symbolique du système phallocentriste, probablement la pire des humiliations pour ceux " qui en ont " et qui ne se lassent pas de le proclamer. Et cela, ils ne veulent certainement pas en entendre parler : au contraire, ils cultivent l’illusion que seul le pénis peut amener une femme à l’orgasme.

Mais alors, cela veut dire que les machistes n’ont aucune considération pour le droit au plaisir des femmes : si la pénétration leur est agréable, alors elle doit l’être pour leurs partenaires, et sinon tant pis pour elles . Ils pénètrent comme il se masturberaient. Ils envisagent la pénétration comme une forme de masturbation, créant ainsi les prémices du viol.

Là plus qu’ailleurs les machistes envisagent le corps féminin comme un moyen qu’ils utilisent à leur profit, avec la caution de la société et certainement pas comme l’enveloppe charnelle d’un sujet doté d’un désir autonome à respecter et avec lequel partager plaisir et bonheur de vivre. La division opérée par Freud montre alors toute son utilité : en justifiant la sexualité androcentrée, elle permet de culpabiliser la majorité des femmes qui ne trouve aucun plaisir dans une sexualité réduite à la pénétration. Combien d’entre nous ont vécu ce dialogue relaté par une amie qui a toujours eu des orgasmes " clitoridiens " mais aucun orgasme " vaginal " : elle, 16 ans :" Je ne suis pas normale " ; lui, 25 ans : " Ca va venir à force ", avant d’ajouter avec l ’air sérieux de l’homme expérimenté : " La femme n’atteint sa maturité sexuelle qu’à l’âge de 30 ans ", sous-entendant qu’à force d’être pénétrée, une femme va bien finir par avoir un orgasme normal, "vaginal", c’est-à-dire nor-mâle ! Combien de jeunes filles sont élevées dans cette pernicieuse illusion selon laquelle la femme serait totalement dépendant de l’homme pour atteindre le plaisir sexuel ? Dans un contexte où d’une part les machos traitent de "salopes" et de "putes" [5] celles dont ils pensent qu’elles ont eu ou pourraient avoir des rapports sexuels avec des hommes, et où d’autre part, la sexualité d’une femme est présentée comme étant dépendante exclusivement du tout puissant pénis, l’épanouissement sexuel féminin reste pour le moins problématique. Autre chose : le dialogue relaté ci-dessus met en évidence que seul l’orgasme dû à la pénétration satisfait les machistes parce qu’ils sont fiers d’avoir " fait jouïr " une femme, comme si l’on pouvait avoir un orgasme en étant complètement passive. Mensonge ! vous prouveront tou-te-s les sexologues. Mensonge ! répétons-nous avec nos expériences de femmes.

La division " clitoridienne "/" vaginale " n’a aucune légitimité physiologique, mais elle a une fonction idéologique, puisqu’il s’agit d’une invention de plus, élaborée pour justifier la domination masculine. Celle-ci trouve en effet un terrain privilégié dans le domaine des relations sexuelles, puisque la pénétration est considérée selon les machistes comme la preuve ou l’indice de la domination masculine : pensez aux expressions couramment employées telles que " baiser quelqu’un " ; " se faire baiser " ou encore à l’expression hétérosexiste ( tenant du sexisme homophobe)" se faire enculer ". Sur ce sujet, l’explication de Luc Brisson [6] sur la sexualité des hommes grecs durant l’époque antique est édifiante : " En Grèce ancienne, la relation sexuelle est, au point de départ et de façon générale, évaluée, sur un plan purement anatomique, en termes de pénétration phallique. En d’autres termes, l’acte sexuel se trouve polarisé par la distinction entre celui qui pénètre et celui qui est pénétré, entre celui qui tient un rôle actif et celui qui a un rôle passif. A leur tour, ces rôles se trouvent associés à un statut social supérieur ou inférieur en fonction des oppositions suivantes : masculin/féminin, adulte/adolescent. La pénétration phallique manifeste la supériorité de l’homme sur la femme, de l’adulte sur l’adolescent ou de l’homme sur un autre homme, supériorité généralement associée à une domination économique, sociale et politique. "

Que se passe-t-il alors quand une femme, prenant conscience de cette immense supercherie échaffaudée par la culture androcentrée et ses acteurs, décide de refuser la pénétration systématique, privant ainsi l’acte virilissime du feu des projecteurs ? Elle sort du rôle sexuel de réceptacle gémissant qu’attendent les hommes, elle se libère de la dimension la plus intime de la domination masculine. Que se passe-t-il alors qu’elle demande, voire revendique son plaisir sexuel ? Que se passe-t-il lorsqu’elle prend conscience de l’indépendance totale de ses orgasmes par rapport au pénis ? Elle fait s’effondrer toute la mécanique sexuelle phallocentrée. C’est bien ici que se réalise la libération sexuelle des femmes.

Ce processus implique une action fondamentale de la part de chacune d’entre nous : la réappropriation de son corps, de son sexe et par là, de son intimité. La réappropriation de notre sexualité est un travail courageux, positif, un travail de reconstruction de soi puisqu’il s’agit d’une part de refuser explicitement tous les modèles pornographisants qui nous parasitent en permanence jusqu’à bloquer notre sexualité (par les publicités sexistes entre autres), et d’autre part il faut apprendre à se focaliser sur soi.

Il s’agit de recentrer sa sexualité sur soi-même, en tant que femme fière de son corps, fière de sa volonté de plaisir et de bonheur sensuel et sexuel. Or la pornotisation galopante qui agresse les filles et excite la violence des garçons forme un très sérieux obstacle à la libération sexuelle, tant des femmes que des hommes. En ce sens, la libération sexuelle n’a jamais eu lieu, au contraire, la conception patriarcale de la sexualité (sexualité = reproduction = pénétration ; glorification du pénis et du sperme comme substance sacrée [7]) n’a fait qu’empirer avec l’expansion de la pornographie. Aujourd’hui, les voix masculines sont nombreuses à crier au puritanisme dès qu’une femme refuse le rôle de femme-objet- c’est-à-dire de réceptacle gémissant et " bandant "- que ce soit pour elle-même ou pour ses sœurs, comme si être libéré-e sexuellement consistait à être une femme-objet. Or être une femme objet du désir masculin, c’est servir la sexualité d’un homme dans tous les désirs et fantasmes que ce dernier souhaite satisfaire , c’est accepter ce qu’il nous impose, en particulier des pratiques sexuelles violentes banalisées par la pornographie, pratiques ne cherchant qu’à satisfaire un désir masculin construit sur l’envie de dégrader et allant à l’encontre du plaisir féminin, jusqu’à la douleur tant physique que psychologique de la femme. Les hommes se sont forgé une libération sexuelle centrée sur la satisfaction des désirs masculins en donnant l’illusion que ce terme de libération sexuelle avait une réalité universelle, et concernait les deux sexes au même titre. En réalité les hommes ont été libérés des restrictions sociales et morales qui limitaient leur usage sexuel des femmes8. L’une des manifestations de ce phénomène est la pression exercée par la plupart des hommes et des garçons sur leurs compagnes pour qu’elles acceptent de réaliser les contacts sexuels dont ils ont envie, pression qui leur semble légitimée par la pornographie.

Comme dans tous les domaines de la société, c’est par l’expression et l’action des femmes qu’il y aura révolution dans la sexualité ; c’est par la libération sexuelle des femmes que pourra s’effectuer la libération sexuelle des hommes, sortant enfin la sexualité du schéma reproductif et donc de la pénétration obligatoire. Ainsi, la sexualité pourra devenir une composante active de la construction identitaire de chacune, par l’intermédiaire d’un corps dont chaque femme sera fière. C’est la manière la plus personnelle et peut-être la plus fondamentale de ne pas céder au poids du machisme. L’enjeu du vingt-et-unième siècle se situe ici : selon Hite, les femmes créeront un nouveau type de sexualité dans lequel elles pourront enfin montrer qui elles sont. Cette révolution vient à peine de commencer.

Femmes, reprenons possession de notre sexualité !

Post-scriptum

À consulter avant tout :
- le site www.hite-research.com pour une présentation détaillée de l’œuvre scientifique de Hite, avec de nombreux articles les rapports Hite de 1976 et 2000, publiés en français ;
- le site qui donne aux femmes et aux filles la seule éducation sexuelle valable, explicite et complète : www.the-clitoris.com.

Merci à Sporenda.

Texte écrit en décembre 2001.

Notes

[1] The Hite Report on Female Sexuality, 1976 et The New Hite Report, 2000

[2] The Hite Report on Men and Male Sexuality, 1981

[3] "Freud n’a rien compris aux femmes", article de S. Hite sur www.hite-research.com

[4] "Revolutionising the Psyche of Patriarchy - The Redefinition of Puberty", article de S. Hite sur le site mentionné ci-dessus

[5] sur l’interprétation masculine du sexe comme violence et humiliation, voir "Sons and Lovers : A different view of Oedipus", article de S.Hite sur le site mentionné ci-dessus

[6] Le Banquet, Platon, introduction, GF

[7] "Women as Wombs, Women as Holes", Christine Grussendorf, dans "Feminista !", revue féministe, vol.4, n°5, sur www.feminista.com