Masturbation intellectuelle, deuxième partie.

2 avril 2006 par  nicolene

Je présente ici un deuxième texte de critique de la brochure self-frisson. En effet, j’ai longuement hésité entre deux types de texte. Plutôt que de choisir, j’ai écrit les deux. Le premier, « masturbation intellectuelle », adopte un style féminin, une rhétorique épidermique, qui tente de politiser le personnel. Le second, c’est-à-dire celui-ci, adopte un style bien plus proche de plusieurs textes masculins de cette brochure : long, de forme analytique, avec des mots complexes, et qui évite la question du moi inséré dans des dynamiques de rapport de pouvoir, de souffrance, de doute. Le fond, dans les deux textes, est le même.

A la lecture de la brochure self-frisson, nous pouvons remarquer des caractères éminemment genrés, tant sur la forme que sur le fond des contributions. Mon texte ne prendra comme objet d’analyse que les textes écrits par les individus de condition masculine. Mon objectif est de montrer comment ce corpus de texte reflète par de nombreux aspects des formes typiques de dominance masculine. Je ne chercherai pas ici à montrer en quoi ces textes se détachent d’autre part d’autres formes de dominance classiques. Je tenterai de mettre en avant l’effet ’de masse’ que ce corpus donne à voir, malgré les nuances de chaque texte. J’ai choisi de ne pas citer les textes. A chacun-e de relire si envie ces textes, avec les données critiques qui vont suivre. Plouf, je me lance.

En préambule, il faut rappeler le sujet : la masturbation, et les jeux individuels avec son propre corps. Nous parlons donc ici du rapport de soi à son corps, construction éminemment liée à l’expérience genrée du monde. Et d’un rapport spécial : le rapport de plaisir, sexuel notamment. L’acquisition de représentations de son propre corps et de sa sexualité, représentations incorporées par des séries d’expériences traumatiques et/ou positives, sont extrêmement différenciées pour les personnes assignées mâles ou femelles. Et pour cause : l’oppression des femmes porte notamment sur la désappropriation de leur sexualité, autrement appelé, « le sexage ». Or, les textes écrits par des hommes, dans la brochure self-frisson, sont loin de montrer une autre réalité, ou de questionner cette réalité, afin de la rendre intelligible et de la combattre. Ces textes rappellent de plusieurs manières la position vis-à-vis de la sexualité qu’ont les hommes (tous ne cumulent pas ces diverses caractéristiques, bien sûr, mais tous en recèlent au moins plusieurs) :

1/ L’abondance de discours

Lorsqu’il s’agit de parler de son propre plaisir et de l’autonomie que l’on a envers son corps, la longueur des textes est flagrante. 75% des pages sont occupées par des textes masculins.

2/ L’abondance de détails techniques

Plutôt que de parler de ressentis, d’évolution de sentiments, de nombreuses lignes décrivent comment ils se touchent.

3/ La valorisation de sa sexualité

Les textes masculins sont positifs, joyeux. Beaucoup concluent sur un aboutissement de plaisir, et s’appliquent à fournir une image « déconstruite » -valorisée- dans leur rapport à leur pénis. Aucun ne présente de formes sexuelles non valorisantes, des difficultés, ou ne les explicite pas.

4/ L’usage d’un langage et d’une forme analytique

Pourtant souvent loin de fournir une analyse de comment ils ont construits leur rapport à la sexualité dans un monde de violence genrée, ces textes utilisent un vocabulaire universitaire, des formes tels des tirets ou des numéros, qui donnent l’apparence d’une analyse rationnelle.

5 L’évitement du personnel

Le pronom personnel « je » est utilisé principalement dans l’affirmation positive de soi. Lorsqu’ apparaît le doute, le questionnement, ou la conscience d’être construit dans un rapport à soi comme oppresseur des femmes, trois techniques sont utilisées pour éviter le récit de vie :
-  le locuteur ne dit plus « je », mais utilise son prénom, parle de lui à la troisième personne. Il se décrit lui-même d’ailleurs de façon fort positive avant d’admettre que ce prénom a eu l’espace de quelques minutes un doute, sublimé ensuite par une pratique masturbatoire.
-  la forme poétique obscure laisse entendre par voies métaphoriques un questionnement : ces questionnements ne sont ainsi pas décrits dans un vécu.
-  la forme théorique est aussi utilisée et rend ainsi impersonnelle l’expérience du locuteur, non décrite, qui se fond alors dans un « nous ».

Ces textes, dans leur forme comme dans leur fond, sont au final assez classiques du point de vue du discours masculin sur la/sa sexualité :ils valorisent l’autonomie, le plaisir, la maîtrise de son propre corps par une série de techniques (validistes). Ils occultent [ou évoquent en passant] les doutes, les souffrances, la honte, la non-performance. Ils ne fournissent aucunement les moyens d’une réflexion comparée sur l’acquisition différenciée entre homme et femme de l’usage sexuel de son corps. Pas de témoignages, qui laissent à la lectrice le soin de voir une réalité qui lui est habituellement cachée, une autre expérience que celle qu’elle a vécue. Ces textes ne fournissent en conséquence aucune réflexion sur les moyens de dépasser cet apprentissage différencié. Ils restent un discours de domination : en omettant la domination, en ne l’analysant pas du point de vue de la construction du dominant, ils ne fournissent aucune prise aux dominées pour comprendre des mécanismes d’oppression. Androcentrés, validistes, ils témoignent du fait que les dominants se considèrent une fois de plus comme la norme, ou considèrent leurs privilèges comme normaux.

Dans une optique de semer le trouble dans le genre, il aurait été utile de comprendre comment ces hommes ont appris à se masturber, sur quelles images, avec quelles pratiques. Comprendre comment ils ont constitué ou non leur sexe comme arme, construit ou non des fantasmes de domination des femmes et affilié-e-s. D’en parler de façon personnelle. Mais il faut pour cela avoir déconstruit la peur toute propre à la masculinité de montrer publiquement ses peurs, ses fragilités, ses échecs, sa laideur. Parler de soi. Se dévaloriser. Donner prise sur soi aux autres. Lâcher de son pouvoir.

A bon entendeur !

PS : je présente des excuses à celles et ceux qui ont lu ce texte, et qui se sont senti-e-s insulté-e-s par son vocabulaire universitaire bourgeois. J’ai choisi de publier ce second texte car il me semble utile de pouvoir m’adresser à mes camarades de lutte et néanmoins ennemis de classe/sexe dans le vocabulaire qu’ils m’adressent. User de la violence des dominants à l’encontre des dominants. Qui, très peu sensibles parfois au premier texte, à sa rage, à sa violence, ou à son caractère personnel, s’empressent de le critiquer, chirurgiens rationnels de l’oppression des autres.