Corps rêvés ou corps agissants ?

Au-delà de l’imaginaire social
26 novembre 2002 par  Françoise Hatchuel

Les désirs sur le corps sont si nombreux qu’on pourrait y voir le signe même de notre liberté individuelle : imaginer le corps de l’autre, le sien, créer et entretenir ses désirs. La réalité est plus complexe : le désir, nos désirs, ne résultent-ils pas d’un savant dosage, mêlant pouvoir et intérêts économiques ? Françoise Hatchuel démonte ce mécanisme de la construction de l’imaginaire social du corps, et dresse quelques pistes pour que nous puissions nous réapproprier nos désirs.

Parce qu’il constitue notre ancrage dans la réalité, le corps nous pose la question du rapport entre cette réalité et notre imaginaire, qui lui-même nous renvoie au désir.

Pourtant, l’imaginaire n’est pas le désir. En un sens, on pourrait dire qu’il en est une forme appauvrie et normativisée. Car le désir est trop divergent et explosif pour ne pas être cadré : il est nécessaire de lui poser certaines limites, dont nous verrons tout à l’heure quelles formes elles peuvent prendre.

Mais dans le même temps, ces limites nécessaires sont bien souvent le prétexte à une mise en images et aux normes du désir par la société de consommation : tentative de nous dire ce que nous devons désirer, dépossession de nos désirs, et donc de nos corps, rabattement du désir sur la marchandisation et par là, renforcement des oppressions car l’imaginaire préformaté entrave la créativité réelle, et donc l’action. La société de consommation nous dit que nous serons bien plus heureux en adoptant les rêves prêts à consommer qu’elles nous livre et qu’elle satisfera (avant de nous créer de nouveaux besoins), qu’en agissant pour changer nos vies. Le corps devient donc le lieu d’un investissement sur le mode de l’image et de l’imaginaire et non plus celui de notre rapport au monde et de l’action. Nous nous mettons au service de notre corps et de l’image que nous en avons au lieu de mettre notre corps, passerelle entre nous et le monde, au service de nos projets.

C’est nous qui devenons la passerelle entre les prescriptions consuméristes du monde et notre corps qui devient le but et non l’outil. Il y a donc urgence à libérer nos désirs des imaginaires formatés, à y retrouver la subversion de l’absolu liberté. Pourtant, face à la montée des égoïsmes et des individualismes, on ne peut faire l’apologie du seul désir sans être attentif/ves aux limites à lui poser. Si nous ne les trouvons plus dans les normes sociales, c’est dans la nécessité de l’attention permanente au désir de l’autre, miroir et barrière de notre propre désir, qu’il faut chercher les réponses. Je ne fais plus ce que l’on me dit de faire, mais ce que je veux dans la mesure ou je peux intégrer non pas les normes et les automatismes mais le sens de l’autre et du collectif dans mon désir. Cela s’appelle savoir faire des compromis.

Du désir à l’imaginaire

Au moins depuis Georges Bataille sinon depuis Sade, on sait que si le sexe est subversif c’est avant tout comme lieu de créativité hors de toute norme sociale où tout est à inventer dans la géographie des corps puisque, en théorie, il ne s’agit que de deux individus aux prises avec leur propre désir et celui de l’autre, dans l’intimité, c’est-à-dire sans irruption de l’extérieur. De la même façon, M. Foucault voyait en l’homosexualité un refus des normes sexuelles et familiales, de la stabilisation par l’enfant, une primauté du désir sur l’ordre (ce qui pose d’ailleurs la question de la revendication de stabilisation des couples homosexuels).

On voit donc à quel point on est loin de la pornographie marchande qui nous dit quoi penser, rêver, fantasmer et comment jouir, alors que le désir est multiforme, changeant, mobile, et ne se laisse justement pas mettre en image. Il est adaptation permanente à la réalité alors que l’image est fixe.

Mais l’image est attirante car elle peut être parfaite et coller à notre désir du moment (même si elle le fige) alors que la réalité résiste. C’est, bien entendu ce qui en fait la richesse et l’intérêt (que serait un monde soumis perpétuellement à nos désirs ?), mais il est tellement plus facile de rêver à l’acte que de se colleter au réel ! L’imaginaire nous paraît toujours plus beau que la Nature car il est virtuellement parfait alors que l’imperfection, la finitude nous terrifient. L’imaginaire, qui fige le désir, est aliénant car il nous enferme dans l’institution imaginaire de la société et nous empêche de concevoir des solutions concrètes, réelles et applicables à nos questionnements.

Imaginaire et capitalisme

Et ce d’autant plus que l’imaginaire constitue une formidable proie pour le capitalisme. La société marchande joue en effet sur les phénomènes psychiques d’envie et de mimétisme qui nous poussent à vouloir ce que veut l’autre et ce qu’il/elle n’a pas. Francis Hofstein décrit un monde où il s’agit de "s’empiffrer pour ignorer la faim (.) [et où] l’être humain a peur de ses sensations et s’angoisse à l’idée même de l’angoisse. Il se bourre donc de médicaments (.) et veut sa vie aussi lisse que du verre" à l’image du bonheur poisseux et sans désir, que l’on nous vend sur catalogue. Parce que le connu nous rassure, la société marchande évite soigneusement de nous encourager à dépasser cette peur (l’inconnu se fabrique difficilement en série..) et nous abreuve consciencieusement de compilations et autres souvenirs préfabriqués tueurs de désir. De la même façon, les médias nous montrent ce que nous avons a priori envie de voir, c’est-à-dire ce qui ressemble le plus à ce que nous avons déjà vu. P. Bourdieu a bien montré en quoi tout ce système contribue à forger nos habitus et surtout à les rendre prégnants, insidieux, multiformes, se nichant dans les moindres détails : l’habitus, c’est notre façon de manger, de parler, d’entrer en rapport avec l’autre, de se situer, de chercher (ou de ne pas chercher), de découvrir (ou de ne pas découvrir), etc. Il s’inscrit dans le corps et l’agir et cadre notre façon de faire et de penser et c’est bien pour cela qu’il est si difficile à combattre.

Pourtant, nous savons bien que si nous voulons nous libérer un tant soit peu des pesanteurs, chaque collectif doit faire ses choix en fonction de ses propres objectifs et non pas attendre des solutions de l’extérieur (patronat, élites gouvernantes et autres directeur/trices de marketing) : éthymologiquement, être autonome, c’est bien créer ses propres lois. Pour ce faire, il nous faut donc chercher inlassablement à maintenir un espace pour la nouveauté, mais une nouveauté pensée et réfléchie. Or, même l’inventivité est rabattue sur sa valeur marchande au lieu d’être entendue en terne d’éthique et de progrès politique. Car une des caractéristiques du système capitaliste réside dans l’unicité du système de valeur : il n’existe qu’une seule valeur, celle fournie par les marchés, au détriment de toute autre considération. Cette vision manichéenne est extrêmement néfaste car elle nous pousse à hiérarchiser l’ensemble des phénomènes sociaux : s’il n’y a qu’une seule échelle de valeurs, on est forcément au- dessus ou en dessous, et pour être égal il faut être identique. Alors que la coexistence de plusieurs échelles de valeurs permet d’accepter la différence et la variabilité des jugements. Ce rabattement sur une unique échelle empêche donc l’individu de choisir ce qui, pour lui/elle, fait sens, et donc d’agir sa vie en fonction de ses critères propres. Nous allons en voir quelques exemples concernant l’imaginaire du corps.

Imaginaire du corps et oppressions

Le premier exemple est celui du tchador à la mini-jupe. Symboles extrêmes d’une soi-disant libération sexuelle opposée à une oppression dépassée, le tchador et la mini-jupe m’apparaissent en fait comme les deux faces (simplement adaptées à des sociétés différentes) d’une même vision du féminin et du corps des femmes conçu uniquement comme objet du désir des hommes. Qu’il s’agisse de les cacher ou au contraire de les exhiber, et dans tous les cas de les entraver et d’empêcher leurs mouvements, les corps des femmes sont, dans les deux cas, ravalés au rang d’images tentatrices et plus ou moins interchangeables. Pour M. Donzel, cela revient à nous faire haïr notre corps réel et donc bien entendu à ne pas pouvoir l’investir : pas facile d’agir quand vous devez être sans cesse en train de vous demander ce que les autres pensent de vous et si votre mèche de cheveux est bien en place. Les hommes n’ont bien évidemment pas ce type de problèmes : ils portent un uniforme protecteur et confortable qui ne les positionne pas comme objets de désir. Les homosexuels l’ont d’ailleurs bien compris, qui ont pris l’habitude, davantage peut-être que les autres hommes, d’adapter leurs vêtements à leurs activités, marquant la différence entre l’espace public, dédié à l’action, et l’espace privé, lieu de la séduction. Et si l’espace public sans séduction peut nous apparaître comme triste, c’est bien parce qu’on le dépouille de ce qui en fait sa richesse, à savoir l’autonomie et la responsabilité.

Le deuxième exemple, évoqué dans l’article de C. Delphy, c’est bien sûr l’imaginaire autour de la sexualité et de ce qu’elle "doit" être. Sexualité prescrite, automatisée, niant toute la dimension (et la complexité) de la rencontre entre deux êtres humains et de la liberté qu’elle ouvre. La soi- disant libération sexuelle, c’est avant tout le libre-échangisme sexuel, c’est-à-dire comme tout libre-échangisme, la loi du plus fort, et donc la porte ouverte à "ce surcroît d’esclavage du corps qu’est la traite des femmes" [1]. Se soumettre à l’imaginaire social, c’est se soumettre à une vision de la sexualité essentiellement construite par et pour les hommes et admettre que, de toutes façons, nous n’avons pas pouvoir de définir nous- mêmes nos sexualités. Prises en tenaille entre des tabous traditionnels qui les empêchent de dire "oui", et une pseudo-libération sexuelle qui les oblige à dire "oui", bon nombre de jeunes filles et jeunes femmes, notamment issues de milieux dominés, se retrouvent dans l’incapacité de construire leurs choix et de se positionner pour et par elles-mêmes. C’est- à-dire que la libération sexuelle existe bel et bien, mais pour les hommes et les classes dominantes.

Le troisième exemple aborde la question du rapport au réel, à travers la disqualification du travail concret, matériel, physique, au profit du travail intellectuel et immatériel. Ce mépris du travail pratique, c’est avant tout un mépris du corps et, encore une fois, de l’imperfection de la réalité face aux sirènes de notre imaginaire. Pourtant, c’est bien sur la réalité que s’exerce notre pouvoir de transformation du monde. Comme le dit V. Marange, le matérialisme ne s’oppose pas à l’utopie. J’ajouterai même qu’au contraire, le matérialisme est la condition même de la réalisation de l’utopie, et que c’est bien en acceptant de nous colleter à la réalité que nous pourrons avancer un peu sur le chemin de nos rêves les plus fous, et par là même continuer à rêver. C’est toute une conception du travail et de la division des tâches qui est à revoir en admettant une bonne fois pour toutes que la réalisation matérielle d’une idée a au moins autant d’importance que sa conception. Inutile de dire évidemment, que tout ce travail déconsidéré, invisible, non pris en compte (à commencer par le travail domestique qui n’est, par exemple, pas comptabilisé dans les indicateurs de production de richesses) est effectué essentiellement par les femmes et les dominé/es, les élites étant, elles, bien au-dessus des basses contingences et des lois.

Le quatrième exemple sera abordé rapidement : il s’agit de la réflexion de Jacques Robin sur l’information. Celui-ci souligne qu’aujourd’hui une bonne partie du pouvoir réside non plus dans la maîtrise de la réalité matérielle mais dans celle du virtuel (information par exemple). Or le virtuel, parce qu’il n’a pas la même épaisseur, la même résistance que la réalité est encore plus facilement manipulable et creuse donc les écarts : face à la réalité, même les plus puissants doivent composer un minimum. Face à la virtualité, tout est permis !

Des pistes pour agir

Trois pistes apparaissent alors pour une meilleure réappropriation du corps comme lieu de l’action par chacun/e :

La première consiste à séparer espace public et espace privé. Le corps séducteur ne peut être le même que le corps agissant. On retrouve ici, incarnée dans les corps, la distinction de G. Mendel entre les registres affectif et socioprofessionnel. Une grande erreur des réflexions des années 70 sur la consommation a peut-être été de vouloir privilégier l’être sur l’avoir en oubliant que l’être passe par le faire. C’est par nos actes que nous nous situons.

Ensuite, il faut travailler, individuellement, collectivement et sans relâche à une résistance non violente mais têtue face aux sirènes. Nous demander et nous redemander sans cesse, pourquoi nous consommons, pourquoi nous acceptons qu’un voyage sous les cocotiers soit le summum du cadeau idéal, ce qui nous tient vraiment à coeur et si nos choix a priori banals nous correspondent vraiment.

Enfin, parce que l’action ne peut être que collective, nous devons mettre en place les conditions concrètes d’émergence des compromis, qui doivent être suffisamment inventifs pour permettre de respecter ce qui est essentiel pour chacun/e : c’est en ce sens que les compromis peuvent ne pas être des compromissions. Mais le processus est complexe car il pose trois conditions : premièrement, être capable d’élaborer individuellement son projet et de dire, a contrario, ce qui est pour nous inacceptable ou dangereux [2]. Deuxièmement, de reconnaître aux autres le droit d’avoir un projet différent, et de prendre réellement en compte leur différence, alors qu’en général, soit on la disqualifie (et on retombe sur les méfaits des échelles de valeurs uniques), soit on l’ignore (sous couvert de "tou/tes ensemble"). Enfin il faut parvenir à élaborer collectivement cette rencontre au quotidien, c’est-à-dire pouvoir à la fois s’ouvrir à l’autre et poser des limites. Il s’agit donc, au final, de n’entendre notre propre désir qu’en tant que (et jusqu’au point où) nous sommes capables d’entendre en même temps celui de l’autre. C’est peut-être là que réside la différence entre autogestion et libéralisme.

Si l’on revient à notre question introductive, c’est donc bien nous-mêmes, en tant que collectif, qui devons nous protéger de notre propre envie d’égoïsme et donner un cadre à nos désirs. C’est la Loi collective, issue de mon propre désir quand il rencontre celui de l’autre, et pas un état impersonnel, qui me protège de moi-même et de l’autre.

Texte publié dans EcoRev’ no. 4

Notes

[1] A. Fouque, " si c’est une femme ", Informations sociales, n°80, 1999.

[2] C’est-à-dire qu’il s’agit d’assurer soi-même sa propre protection, et non de l’attendre de l’extérieur. Psychiquement, c’est aussi cela, l’autonomie, processus permanent de désengagement des conditionnements et des attentes.

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