Je dépassais une frontière interdite, je riais fort, j’avais peur au fond de moi, peur de me convaincre moi-même que j’étais réversible en fille...
On s’est préparé, on a appelé un taxi, puis on a descendu les escaliers, avec beaucoup de mal, sous nos perruques, sous notre maquillage forcé, j’étais nerveusement dans un pic, je dépassais une frontière interdite, je riais fort, j’avais peur au fond de moi, peur de me convaincre moi-même que j’étais réversible en fille, peur peut-être que mon phallus ne tombe... La taxi-driver a ri, de bon coeur, en nous parlant comme si nous étions des femmes... Puis en arrivant devant le night club, remettre sa jupe, vérifier que la perruque n’est pas trop en arrière, le patron nous a salué, nous sommes entrés. D. voulait aller aux chiottes toutes les deux minutes, je crois que finalement c’est dans le regard des autres filles (vraies ou fausses) qui nous aidaient à nous maquiller, qui nous demandaient du lip-stick, qui discutaient avec nous des mecs qui pissaient derrière nous (aux pissotières) qu’il se voyait femme. D. avait dit on doit changer nos voix, mais finalement je parlais normalement, toutes les trav qui nous ont dit salut nous l’ont dit avec leurs voix normales, et cela ne fait qu’accentuer le trouble. Moi je jouais le jeu, je pensais à Sébastien que j’ai rencontré il y a quelques jours, je me disais qu’est-ce que tu fais là ? Puis rapidement D. n’a plus eu l’air de rien, sa barbe poussait et était très voyante, sa perruque était mal coiffée, on voyait la structure de maintien des cheveux ("racine") de la perruque, et quand je le regardais je riais, je me disais il a vraiment l’air de rien, mais c’est aussi peut-être parce qu’il se croyait vraiment femme qu’il était ridicule. On se faisait tripoter les fesses en marchant, j’ai dû repousser deux personnes qui me collaient, D. a trouvé un homme. Un vrai, épaules larges, Tunisien, grand, fort, très homme. Ou plutôt un homme a trouvé D. D. qui était petit malgré ses talons, avec sa perruque blonde sur sourcils très foncés, barbe naissante, la jupe tournée sur elle-même mais inégale par endroit, le string pas droit qui dépassait... et son homme derrière. J’ai été m’assoir près de l’entrée, et ils parlaient avec moi, les trans qui buvaient trop et donnaient les cigarettes des vieux mich’tons qui les collaient, se faisaient payer pour sucer avec leurs lèvres silliconées et leurs seins trop parfaits, et les trav, les travestis, enfin, les travesties, comme dans une éspèce de solidarité transgenre, entre "femmes", la dernière fois un Russe voulait me filer 500 euros pour que j’aille avec lui dans sa chambre d’hôtel, mais je te jure, Mylène, il était vraiment violent... Putain, je comprends pas comment des trucs aussi moches que ça (Samantha... moche, c’est vrai) peuvent encore se taper des mecs... mais elle est gentille, non, Sam ? Ouais, mais elle est trop moche. Il est quelle heure darling, je vais aller dans une boîte hétéro, chuis en manque. Je jouais à ce moment la trav trash dans un coin, mes bas étaient filées et j’avais laissé une cendre tomber sur un (je savais pas que ça cramait si vite ce genre d’artifice), ma veste portée à même la peau était trop serrée et baillait entre les boutons. D. venait de temps en temps. Puis enfin on est parti avec son mich’ton, libération quand je suis sorti, je me trouvais encore plus ridicule dans la lumière du petit jour, je me suis dit j’enlève ma perruque dans le taxi, puis je me suis souvenu que D. se tapait son mec que parce qu’il était femme, alors une fois arrivé chez lui avec son mich’ton, j’ai fait les cent pas, bu du vin en le renversant par terre en riant, j’ai expliqué à son mec que je vivais avec un Marocain qui m’obligeait à faire le tapin, que j’allais peut-être bosser dans la foulée, au Bois. Je lui ai dit si tu veux la pipe de ta vie, je te pompe pour 100 euros. D. était aux toilettes, il m’avait expliqué qu’avant un rapport, le meilleur lavement était encore de faire comme une chienne, de se vider. Puis je me suis changé dans la chambre, et j’ai filé dormir en me branlant, avec mon maquillage sur les yeux, parce que j’avais pas réussi à l’enlever, parce que je voulais vérifier que j’avais bien encore mon phallus. De toutes façons, j’ai bandé deux fois, ce soir-là. Une fois en touchant la queue d’un militaire (qui a glissé ma main dans son jeans et m’a donné son tél que j’ai noté dans mon téléphone en le sortant de mon sac à main), une fois quand un bel homme de 35 ans est venu derrière moi frotter sa longue queue contre mon cul en essayant absolument de me toucher la bite, non mais.
C’était excitant de dépasser une frontière interdite, peut-être décevant de paraître moins femme que je ne m’y attendais, puis finalement rassurant. J’étais là en trash girl contre la porte d’entrée, je me disais demain je retrouve ma vie normale, mon métier, mes amis, mon appartement, mes Puma confortables de toutes les couleurs, mais elles, elles toutes, femmes déjà ou pas encore, femmes ratées, elles vivent cela au quotidien, elles font faire leurs courses dans des supermachés ou des caissières ne savent pas très bien s’il faut dire monsieur ou madame, elles sont agressées en remplissant le moindre papier où on leur demande leur état-civil, elles ne sont pas femmes, même déguisées, elles ne sont plus hommes avec les sourcils trop épilés, les restes de maquillage de la veille, une démarche qu’elles ont tellement façonné...
Je suis bien comme ça, avec ma bite qui pend dans mon caleçon et mon regard qui porte sur le cul des autres garçons, sans être obligé de sortir les fesses, de lever la poitrine, de penser que je ne dois pas faire tomber de la cendre sur mes bas, de faire gaffe que ma bite ne se voit pas trop dans ma jupe, je suis bien comme ça, et même si un homme me fait l’amour, je ne me sens pas femme, je reste un garçon. Un garçon qui peut lui faire l’amour aussi.