Du jouR Où l’on REgArde uNe fiLLE

Il y a des moments dans la vie qui ne sont pas comme les autres. C’est comme si parfois tu perds la trame pour te jeter dans l’instant. Un a-coup qui fait avancer de plusieurs kilomètres.

Je viens de vivre un a-coup qui m’a fait avancer de plusieurs kilomètres.

Je regardais une fille, et j’ai eu envie d’être avec elle.

Et je me suis retrouvée complètement perdue.

Perdue comme lorsque que j’avais 13 ans et que j’étais traumatisée par la ’première fois’. Traumatisée bien plus que ce jour là : comme si tu te retrouves au pied d’un mur qui as toujours été là et dont tu réalises pour la première fois la hauteur et le tracé.

Quelque chose s’est passé de foudroyant en moi. Je me suis retrouvée totalement perdue face à cette éventualité qui se concrétisait devant moi : au delà du champ théorique déjà plus ou moins défriché, il se trouvait que dans la vraie vie - et pour la première réelle fois - je regardais une fille en me disant : « Wouhah !... ».

Alors peut-être n’est-elle qu’une figure, un espèce de mythe et que ce n’est pas tant elle que l’éventualité qui m’a tant subjugué. A vrai dire, j’ai du mal à savoir ce qui prend le dessus dans mon trouble entre le fait que ce soit une fille et le fait que ce soit cette fille là.

Dans tous les cas, cette chose si forte a ouvert des portes en moi de façon incroyable. C’est comme si mon imaginaire se redimensionnait, comme s’il s’était soudain libéré d’un poids à peine imaginable : je peux désirer être avec une fille.

Cela fait un moment que je cherche à réfléchir sur l’homosexualité, à secouer toutes ces règles non dites qui m’ont construites... Et j’en ai beaucoup souffert. Pour moi, ce travail était beaucoup plus ingrat, beaucoup plus violent par exemple que la réflexion féministe autour de mes relations de couple (même s’il lui est indissolublement lié).

Je viens de comprendre quelque chose par rapport à ce malaise qui m’habite depuis plusieurs années : Si la réflexion sur mon attirance pour des filles a fait autant de dégât en et autour de moi, c’est que je ne l’abordais que dans sa dimension violente et négative, de confrontation à moi-même et aux autres. Au lieu de regarder autour de moi, je me recroquevillais en moi-même pour ne pas subir les regards des autres.

Ici, pour la première fois, je réintègre cette question dans un cadre positif et collectif : je regarde une fille. Je retrouve la force du désir et de la passion : alors même que l’image de cette fille n’était qu’un mythe construit jour après jour, il me rendait plus forte et plus libre : intégrer mon homosexualité (à tout le moins, ma bisexualité) n’est plus seulement me mettre en rupture, mais aussi envisager réellement (même de manière mythique) de nouveaux liens et imaginer de nouvelles formes de rencontre et de partage.

Et tout ce champ construit en positif permet de rendre insignifiant, en tout les cas moins prégnant, les regards-répression des ’autres’, qui se répercutent en moi même. Je fais la paix avec moi-même, et je suis prête à regarder des filles.

Des liens entre la question affective-individuelle et le collectif

Il est très difficile d’avancer seule. J’ai écrit il y a quelques années un texte sur la souffrance provoquée par la solitude que peut générer un effort pour remettre en cause des choses qui nous ont construites et font partie de nous. Je crois que cette étape solitaire est nécessaire, mais je crois aussi qu’elle peut conduire à une impasse : comment reconstruire seule son identité après avoir tout ébranlé, comment se créer seule de nouveaux repères, un nouveau regard sur soi-même ?

Le travail collectif est pour moi fondamental dans la construction de ces nouveaux repères. Mais comment intégrer et prendre en compte la dimension affective dans ce travail collectif, comment travailler sur nos regards ?

Le désir-plaisir reste un moteur formidable pour agir sur nous-mêmes et sur ce qui nous entoure... Mais où et comment le trouver ? Et n’est-il pas réparti de façon particulièrement inégalitaire entre les gent-e-s ?

Comment faire alors pour lui reconnaître sa place au sein des luttes et des actions collectives, notamment celles s’attaquant au patriarcat et à la société hétéronormée ?

Question de regard

Une chose est sûre : je me suis éloignée quelques temps des ’milieux militants’, et c’est avec un festival féministe que j’ai pris de nouveau dans la figure toute la violence quotidienne liée à l’omniprésence de la pensée hérétosexuelle et patriarcale.

Lors d’un atelier sur le mouvement et les corps, on nous a demandé de circuler dans un espace avec successivement différents points de repères : suivre une personne, s’en tenir éloigner, tout faire pour l’exclure du champ de vision, se rapprocher des gens habillés de la même couleur, se tenir toujours à égal distance de deux, trois, quatre personnes, ne pas hésiter à toucher les autres, tout faire au contraire pour ne toucher personne, et ce dans un espace de plus en plus réduit...

Cet atelier m’a beaucoup touché : il a exprimé mieux que n’importe quelle théorie le caractère construit du rapport à l’espace. Où que nous soyons, nous nous positionnons toujours par rapport aux autres, et ces positionnements sont loin d’être anodins.

Lors du festival, il y avait plein de lesbiennes, et plein de moments en non-mixité femmes : le fait de me retrouver entourée de plein de filles lesbiennes a transformé de façon radicale ma manière de concevoir l’espace et les autres.

Malgré tous mes efforts et le cheminement du féminisme, je continue à lire les situations en prenant les hommes comme repères : repères-séduction ou repères-répulsion. Je me situe dans l’espace entre ces deux pôles : l’effort pour plaire ou le rejet et la défense, suivant les hommes en présence. Se retrouver tout à coup dans un espace qui exclut ce référent et traduit en positif (je vois des filles) et non plus seulement en négatif (je ne vois pas de garçon) cette situation, cela a été quelque chose de très troublant pour moi.

Quelle non-mixité

Je crois que ce festival a marqué une nouvelle étape dans ma manière de concevoir la non-mixité. Jusqu’ici, j’ai profité de ces moments pour me protéger de plein d’altitudes sexistes et genrées et trouver un espace ’neutre’ ou ’vierge’ pour apprendre à lutter contre. Ces moments ont été essentiels pour moi et m’ont aussi permis à plusieurs reprises de prendre conscience de la présence des femmes et du fait que bien souvent je ne les regardais pas auparavant.

Mais à ce festival, il y a eu quelque chose de différent dans ma manière de vivre ces moments, et je crois que c’est en partie lié au fait qu’il y avait de nombreuses lesbiennes -et de nombreuses scènes de séduction entre femmes.

Je me souviens d’avoir été à plusieurs reprises troublée par ces scènes de séduction que j’ai trouvé parfois agressive. Mon premier mouvement a été de regretter que des rapports de séduction que je trouve relou et qui ont généralement lieu dans des rapports genrés se reproduisent ici dans des espaces non-mixtes : j’avais l’impression de perdre quelque chose dans cette autre non-mixité.

Mais il y a quelque chose d’autre dans ce trouble que j’ai ressenti : à côté de ce que je trouve toujours relou dans la drague ’lourde’, il y avait une transformation du regard : les regards échangés n’étaient plus seulement des regards entre femmes qui n’ont plus à se positionner par rapport aux hommes, mais aussi des regards qui se positionnent simplement les uns par rapport aux autres.

Et c’est là que j’ai regardé une fille, et que j’ai eu envie d’être avec elle.

Confiance et exclusion

Je pense de plus en plus que ces moments entre femmes sont extrêmement précieux. Ils permettent de transformer l’espace d’une façon radicale, et de le moduler de nombreuses manières. Pour ma part, ce moment a été une étape fondamentale dans ma confiance dans la possibilité et dans mon envie de rencontrer d’autres filles.

Ce qui a été dure dans mon propre rapport aux filles, et à mes amies en particulier, c’est d’être incapable même de penser pouvoir créer un autre genre de rapport, et ce notamment car l’autre fille est autant emprunte de préjugés que soi-même. Il me semble super difficile (à travers mon expérience) de commencer une relation lesbienne dans un milieu qui n’a jamais posé autrement la question qu’en terme de répression.

C’est ce renversement que permet la fréquentation d’espace non-mixte ou de lesbiennes : créer un espace autonome qui laisse la place pour les expérimentations et pour la prise de confiance. Ces moments peuvent ainsi donner prise à la question du regard, qui s’appuie toujours sur une double dynamique : un espace habité et construit par le groupe, et des interactions entre individu-e-s. Ils permettent tout à la fois de se protéger des regards-représsion, de laisser de côté le positionnement automatique face au masculin, et de susciter l’échange de regards entre femmes.

Je crois que c’est aussi cette double dynamique qui en fait une question si difficile à appréhender au sein des collectifs : parce qu’elle engage en même temps des relations particulières et le groupe dans son ensemble (quel qu’il soit).

Au-delà de cette première étape consistant à créer un espace autonome et à agir sur la forme du groupe, comment se préoccuper alors ensemble des regards que chacune porte sur chacune ?

Après un nouveau moment en non-mixité, j’ai ressenti de nouveau à quel point des relations de confiance entre des filles qui ont réfléchis et vécus ensemble ces questions peuvent être excluantes pour des femmes qui ne partagent pas cette confiance. Si partager un espace où des femmes se portent d’autres genres de regards peut être libérateur, je crois que cela peut également renvoyer à la violence de ne pas les recevoir.

Il s’agit finalement toujours de la question problématique des relations affectives et de leur lot de déséquilibres (suivant la confiance en soi, le ’charisme’, les réseaux de chacune...), même s’il me semble que la question du regard permet de concevoir plus globalement le positionnement individuel au sein du groupe ainsi que la forme que celui-ci prend face à chacun et chacune. Comment réussir à prendre en compte cette question au quotidien ?

Pour une révolution des regards

Si j’ai besoin de poser la question de la violence, du déséquilibre et de l’exclusion qui traversent les rapports de genre tout en s’y modelant, je ne veux pas pour autant revenir sur tout ce que peut apporter une subversion du regard entre femmes.

La conscience de ces regards m’apporte en tout cas une force incroyable dans mon rapport au monde. Si je décide que je peux regarder les femmes, rien ne change. Et en même temps, rien n’est pareil. La différence est énorme, et je crois qu’elle joue sur des choses très profondes liées à notre propre identité, à notre propre regard sur nous-même. Si je regarde une fille, suis-je toujours la même ?

hester, juin 2007