Vestiaire

22 mars 2007 par  signorina a

Mes collègues de bureau m’ont encore complimentée pour mon apparence. « Qu’est-ce que tu es jolie aujourd’hui ! ». J’aime bien les compliments, mais là j’ai pas vraiment eu envie de dire merci ou de sourire.

Ça fait presque 2 ans que je bosse dans cette boîte où les employées sont presque toutes des femmes (50 femmes pour 8 hommes patron compris). Au début, ça me « plaisait » plutôt car j’avais toujours travaillé dans des milieux où les hommes étaient en majorité où du moins possédaient la plus grande partie du pouvoir de décision à l’intérieur de la boîte. Là, même si je me retrouve dans la situation peu épanouissante d’un travail, je sens la différence avec un monde d’hommes : moins de compétition, moins de démonstration de force, la sensation d’être vraiment écoutée et prise au sérieux et de ne pas devoir faire des pieds et des mains pour démontrer que mes paroles, mes décisions sont valables. C’est donc quand même une ambiance moins hostile que d’habitude avec plus de compréhension entre collègues pour ce qui est des enfants à aller prendre à l’école ou malades avec qui il faut rester à la maison, s’aider les unes les autres si une a un malaise au bureau, emmener des trucs à bouffer et les manger touTEs ensemble, etc.

Tout cela fait en fait pas mal partie d’une construction genrée de femme qui tend à faire de nous des êtres compréhensives, avec de la compassion et une tendance à vouloir s’occuper du bien-être des autres, qui, à mon avis, sont des aspects positifs, à condition qu’il ne soient pas mélangés dans un cocktail de soumission, de sacrifice, de sentiment de culpabilité qui sont aussi les qualités qu’on attend d’une vraie femme.

Malheureusement, entre aussi en jeu le conformisme.

Le hasard a fait qu’au même moment où je lisais Female Masculinity de Judith Halberstam, j’ai eu la confirmation que les compliments sur mon aspect n’avait rien à voir avec une hypothétique solidarité féminine ou une sorte de girl power empowerment « yeah copine, t’es trop belle, elle aussi est trop belle, je kiffe ton look, et on est toutes trop cooles et amies ! ».

Dans ce livre, Judith Halberstam décrit et analyse, entre autres, ce qu’on appelle le bathroom problem, c’est-à-dire les problèmes vécus dans les toilettes publiques par les personnes dont l’aspect ne permet pas de les classifier dans la catégorie homme ou femme selon l’idéologie binaire des genres. On voit que la présence d’une personne dont l’apparence ne correspond pas aux normes de genre (femme féminine et homme masculin) ne produit pas les mêmes effets dans les toilettes pour hommes et dans les toilettes pour femmes. Dans les toilettes des hommes, la présence d’une personne dont le genre est ambiguë ne constitue pas une menace comme cela peut être le cas dans les toilettes pour femmes (au secours, il y a un homme dans nos toilettes !). La menace serait plutôt la présence d’un homme (bio ou trans) gay, aspect qui se manifeste de manière beaucoup moins flagrante et reconnaissable que l’ambiguïté de genre dans le peu de minutes qu’on passe aux toilettes. Les réactions plus ou moins violentes s’inscrivent donc dans le cadre de la sexualité plutôt que du genre. De l’autre côté, en revanche, on assiste à un véritable contrôle social des genres : chaque personne qui entre est systématiquement scrutée et doit y être identifiée comme homme ou femme. Une femme masculine entre dans les toilettes pour femmes et c’est, au mieux, des regards désapprobateurs, des commentaires, au pire, un appel au personnel de sécurité pour virer l’intrus.

Et en effet, il me semble que le rôle des femmes dans la fabrique des genres imposés homme ou femme (avec l’obligation d’être masculin pour le premier et féminine pour la seconde) est très important. En grande partie parce que ce sont toujours majoritairement les femmes, même dans les pays riches démocratiques avec des politiques de parité, qui sont en charge de l’éducation des enfants. Je me rappelle que, lorsque j’étais petite, ce n’était que rarement les hommes (père, grand-père, frère) et beaucoup plus les femmes (mère, grand-mère, copines de classe) qui me réprimaient activement sur mes comportements ou apparence non féminine (comment m’habiller, me tenir, bouger, manger, jouer, parler, etc.). Et je l’observe encore de manière très claire chez des femmes de mon âge dans ce qu’elles disent et font aux enfants (les leurs ou pas), même celles qui se disent féministes. Puis, il me semble que ce sont presque toujours les mères qui s’affligent de la culpabilité que leur fille est devenue lesbienne (dans la norme, signe évident de non-féminité ou de féminité non-conforme). Et je ne parle que de la sphère privée, mais on pourrait aussi décrire la fabrique des vraies femmes par les femmes à l’école, dans les magazines féminins, chez la médecin (une dermato ou gynéco, je sais plus, voulait absolument donner un traitement d’hormones à une copine parce qu’elle est avait plein de poils épais et noirs sur les jambes), au travail, etc.

Evidemment, la conformité femme-féminin n’est peut-être pas plus imposée que la conformité homme-masculin. C’est juste que, comme l’explique Judith Halberstam de manière très détaillée, les hommes féminins, même si jugés comme plus ou moins anormaux, ont presque toujours été visibles, ou mieux, visibilisés, notament dans la littérature, le cinéma, le théâtre, la musique, etc. Les femmes masculines, au contraire, sont, aujourd’hui encore, largement invisibles. Et peut-on espérer être libre quand on est invisible ?

A mon avis, un des grands obstacles encore bien ancrés chez les femmes à ce qu’on peut appeler libération des femmes (pour résumer), c’est encore des efforts pour créer une solidarité (féminine ? queer ?) qui ne soit ni un équivalent de la solidarité masculine (dont le but n’est pas d’être solidaire pour soutenir les autres hommes, mais d’être unis et forts dans le maintien de leurs privilèges) ni une solidarité pour réprimer les autres femmes et s’auto-réprimer. Alors que je me croyais complimentée parce que ce fabuleux tissu violet avec des dessins d’étoiles filantes roses ou mes chaussettes longues avec des moutons de toutes les couleurs me vont super bien, mais non, c’est juste parce que c’est le tissu d’une robe et que ces chaussettes, je les porte avec une jupe courte. C’était juste un encouragement à être plus féminine alors que les autres jours (presque tous), je porte quand même des pantalons super beaux qui à mon avis me rendent hyper sexy... mais là, zéro compliment :(

J’en arrive donc souvent à m’habiller en conséquence : il m’arrive de me mettre exprès mes habits les plus « punks » (pantalons larges, t-shirts difformes, tennis trouées, veste avec patchs) au bureau et mes habits plus « classe et féminins » (chemisette, jupe, chaussures de fille) dans les squats et les manifs. C’est peut-être inutile et puéril, ou bien c’est une lutte contre la conformité. Je sais pas, en tout cas ça m’amuse :)