Interpellation

27 février 2008 par  nini

Il est une heure du matin, je sors d’un bar. Je rentre chez, moi, tranquille. Enfin non, pas vraiment tranquille, parce que je sais que j’ai de fortes chances pour que les mecs en uniforme, si j’en croise, me fassent chier.
Bingo, ils sont trois, en face de moi, sur le trottoir. Ils m’ont repérée, il faut dire que je ne coïncide pas vraiment avec la norme. Je sais que si je baisse les yeux en les croisant, que je réponds en souriant à leur question, que j’obtempère à leur demande, ou que je détourne leur demande avec le sourire de la bonne citoyenne soumise, j’ai des chances qu’ils me laissent tranquille.
Mais j’ai pas envie de baisser le regard. Pas envie de leur signifier, comme une habitude, que ce sont eux les maîtres, en leur laissant la place sur le trottoir, en filant.
Eux, directs, le repèrent. Et bien sûr, ils m’interpellent, comme souvent avec les gens de ma race, du ton humiliant qu’ils connaissent bien, pour me rappeler à l’ordre. Ce sont eux les cow-boys ici, et il ne faut pas leur tenir tête, quand on est un indien. Surtout un indien qui a le culot de se balader avec sa sale gueule à une heure du matin. Ils s’attendent à ce que je m’écrase, parce qu’ils savent qu’à ce jeu là, je suis perdante, que c’est eux qui font la loi, pas moi.
Au début, ils se trouvent je pense plutôt sympas, une petite blague humiliante, me rappelant leur pouvoir, ils me signifient qu’ils vont être sympa, et pas m’embêter plus que ça... si je baisse les yeux bien entendu, si je leur réponds en souriant, si je ris à leur ’blague’. Mais j’en ai pas envie. Je baisse pas les yeux. Je leur réponds, calmement, mais d’égal à égal. Et là, direct, ils me menacent. Ils me disent que j’ai peut-être oublié qu’ils peuvent faire ce qu’il veulent de moi, me faire passer une très mauvaise nuit, ils ont la force, ils ont le droit, qu’est-ce que je fous ici. Eux ils se marrent à m’insulter, me menacer, commencer à se rapprocher de moi. Moi j’ai le coeur qui tambourine, ils me font flipper, ils se sentent tellement dans leur droit de m’agresser. Mais surtout j’ai cette putain de rage qui remonte, qui me paralyse autant qu’elle me fait trembler, une putain d’envie de les buter. Et ils le sentent. Et ils aiment pas. Ca y est ils me hurlent dessus, ils vont pas me lâcher si je montre pas ’patte blanche’, si je ne me soumets pas.
Ca me file la haine parce que ce qu’ils me disent, c’est que c’est leur territoire ici, et que les gens de ma race, on a rien à y foutre, et que si on se croit avoir le droit d’être là, ils vont bien nous rappeler que c’est pas le cas. Ils veulent bien nous tolérer dans leur espace, mais seulement en tant que soumis à eux, en tant que personne qui va pas bousculer les règles établies. Et pour ça, quand on se croise, il faut que je montre que je connais les codes, que c’est eux les maîtres ici, et qu’ils ont le plein droit de mal me parler.
Baisser les yeux, ils me le disent, mais trop de fois où je les ai baissés, en me disant que ça m’assurait une certaine tranquillité, et où ils me sont tombés dessus.
Et finalement ce soir là, après m’avoir humiliée à leur guise, ils s’en vont ; pour eux, il ne s’est rien passé que d’ordinaire, ils se demandent juste si ils auraient du sévir un peu plus fort.
Moi, je dors pas de la nuit, la rage envahit ma tête et mon corps, et je sais, je sais, que chaque fois que je sors, dans certains coins, à certaines heures, je risque de les trouver. Et la peur me cloue. Cette peur, c’est pas celle de ce qu’ils peuvent me faire. Cette peur, c’est que ça dégénère, pour moi. Que l’envie de tuer soit plus forte. Mais peur surtout de la vivacité de la haine qui m’habite après des moments comme ceux-ci, haine qui me gâche la vie. Peur de ne pas tenir le choc dans ce monde d’apartheid.

Ces mecs en uniforme, c’était pas des flics. C’était des mecs. Et ma race, c’est d’être une femme. Rien de plus proche entre une interpellation par des flics et un accostage nocturne. Je ressens dans ces deux cas exactement la même chose. Quand ils demandent de sourire à leur remarque qui me range dans la race des « là pour être baisés », c’est exactement la même sensation quand des flics me demandent de montrer mes papiers. Les deux sous-entendent que tu peux être amené-e au poste et y être maltraité-e pour l’un, ou qu’ils peuvent te violer et te frapper pour l’autre. Et si tu refuses, de les montrer, ou de répondre poliment à cette remise en place, c’est tout de suite la menace, violente, pure, du pouvoir que tu bouscules. Et si je n’ai pas mes papiers, et s’ils découvrent que je suis gouine, là, j’ai toutes mes chances pour subir la punition, celle, qui leur paraît très appropriée, d’user de leur droit, de me maltraiter, de me rappeler à l’ordre, le leur.

Un bon hétéro-flic est un hétéro-flic mort.