Une rencontre banale avec M. Gros Sabots

15 février 2009 par  Tchak

C’est une histoire très banale, rien de grave au fond, ça arrive tous les jours. Mais surtout la nuit. Un homme s’approche de vous dans la rue alors que vous marchez, il a « envie de parler », plutôt à une femme qu’à un homme, mais promis c’est rien de sexuel. C’est juste que c’est tellement dommage de vivre dans la même ville et de ne pas se connaître, la convivialité, tout ça. M. Gros Sabots n’a pas entendu que vous lui disiez non, il vous suit et vous met devant le fait accompli : ça y est, on se cause... enfin, lui cause. Sa première question aura bien entendu pour but de vérifier votre disponibilité : « Vous avez un petit ami ? »

Pourquoi est-ce que je vais raconter ici une de ces multiples anecdotes qui font notre quotidien dans un recueil de témoignages d’agressions autrement plus dures et plus traumatisantes ? N’importe quelle femme qui va d’un point à un autre la nuit connaît ça. N’importe quelle femme qui se balade à pied pour rejoindre l’arrêt de bus ou rentrer chez elle pas loin. Et qui n’est pas accompagnée... attention, « pas accompagnée » signifie « être sans compagnie masculine », car être une bande de copines ne suffit pas forcément.

Je raconte ça d’une part parce que ma mère ne peut pas aller au théâtre le soir sans l’aval de mon père. Non que celui-ci lui interdise de sortir, mais elle est trop mal à l’aise pour rentrer seule à 23h, pour traverser la ville à pied comme elle le fait de jour. Le cinéma, c’est bon, il y a des séances dans l’après-midi. Ses activités culturelles et associatives, elle les choisit en journée aussi, qui sont prévues à cet horaire à l’attention d’autres femmes contre elles, un peu âgées, un peu moins aventureuses qu’au temps de leur jeunesse (ah, la virée espagnole avec les copines en 2CV au début des années 70 !). Mais mon cadeau de deux places de théâtre par un beau mois de juin restera dans le domaine des intentions. Papa n’a pas envie de passer la soirée au théâtre, maman n’ira donc pas. Maman et tant d’autres femmes qui n’osent pas sortir le soir de crainte d’être emmerdées [1]. Une fois par an, la revanche : la « marche de nuit » réunit des femmes qui en ont marre. Descente collective dans les rues de la ville avec des slogans rageurs... mais au moment de la dispersion, on fait comment ?

On se flatte que dans notre civilisation occidentale (entendez chrétienne), les espaces ne soient pas aussi strictement genrés qu’ailleurs. Un wagon de tram pour les femmes et un pour les hommes, non mais quand même ? Qui sont ces barbares ? Sauf que chez nous, les exclusions se font de fait. Les droits et l’égalité sont formels, mais que l’on gratte un peu sous le vernis et l’on retrouve tout ça bien vite. Un de ces espaces interdits de fait aux femmes sous nos latitudes est donc la rue la nuit. Et que l’on y trouve des femmes accompagnées, ou des impertinentes qui n’ont même pas peur de l’agression ou qui acceptent de se faire emmerder comme le prix à payer de leur liberté d’aller et de venir, n’y change pas grand-chose. Ces espaces nous sont rendus hostiles par une certaine culture venue des temps anciens qui n’arrive pas à se départir de l’idée qu’une femme seule la nuit dans la rue est sexuellement disponible.

Ce soir-là, dans un quartier popu de Bruxelles, M. Gros Sabots a décidé qu’il avait envie de me baiser, et qu’il allait tout faire pour ça. Jusqu’où ? Sans doute jusqu’à ce que j’arrive à me mettre sous la protection d’un autre homme, celui qui est derrière le comptoir de l’épicerie de nuit ou celui qui attendra le même tram que moi. Il est fort probable que la tentative de M. Gros Sabots pour me mettre dans son lit ne dépasse pas le harcèlement verbal, et qu’il ne m’empêche pas physiquement de rejoindre l’endroit où je vais. Il ne s’agit que de mots. Moi qui dis non, je n’ai pas envie de parler avec n’importe qui, encore moins de manifester une disponibilité sexuelle, et non, c’est non. Lui qui n’entend pas et qui suit sa pathétique stratégie en parlant de la vie du quartier qui serait tellement plus sympa si on se causait. Je lui réponds que je ne vis pas dans le quartier, que je rentre de chez un copain. Et je dis « mon copain », parce que si j’arrive à me débarrasser comme ça du relou, pourquoi ne pas se refuser cette facilité ? Aaargh... ce « mon copain » m’est resté depuis en travers de la gorge.

A ce mot-là, M. Gros Sabots pâlit. « Désolé, je savais pas. Tu lui diras que je ne savais pas. » Et il part à grands pas. La seule mention d’un homme a suffi à déclencher la réaction espérée : qu’il me laisse tranquille. Mais comment ne pas se sentir humiliée après ça ? Il ne me laisse tranquille que parce que j’appartiens à un autre, et qu’il ne faut pas toucher à la propriété des autres, sinon on risque de se faire casser la gueule. Que j’exprime moi-même mon désir de rester seule ne suffit pas, c’est comme quand des gosses disent non, on écoute d’une oreille distraite, ils ne savent pas ce qui est bon pour eux. Je suis véritablement sous tutelle, je n’existe qu’en vertu de cette relation avec un homme, même imaginaire. Moi qui croyais que le mec relou n’écoutait pas mon « non », pourtant correctement articulé, parce que sa bite lui bouchait les oreilles, je tombe des nues en comprenant que son écoute était sélective. Toute mention de ma volonté à moi, être anthropoïde n’ayant que peu de ressemblance au fond avec le masculin universel, est nulle et non avenue. Faites comme si je n’existais pas.

Tout va bien sous nos latitudes, les femmes sont enfin des sujets indépendants, formellement  : on a le droit (depuis quatre ou cinq décennies en France) de travailler ou d’ouvrir un compte bancaire sans papa-mari. Mais dans le domaine des relations informelles entre hommes et femmes, c’est encore les âges farouches...

Notes

[1] Mes frères moquent gentiment cette peur irrationnelle de la rue la nuit. Allons, voyons, c’est pas compliqué ! Un jour que sur un trottoir rendu étroit, je marche derrière mon frère, un homme me contraint à recevoir son bonjour libidineux. Mon frère se retourne, étonné. Je lui explique que c’est monnaie courante, et il se rend compte qu’il ne savait pas que nous vivions ça...