Il y a une dizaine d’années, dans les milieux où j’évoluais, la perspective la plus réjouissante pour une féministe était de se dire universaliste. Ça permettait d’échapper à la naturalisation des femmes et de reconquérir un peu d’humanité. Mais que faire de notre expérience propre, et du fait que nous seules étions obligées de nous poser ces questions de genre qui étaient un luxe pour nos camarades masculins ?
J’ai découvert en guise de réponse la non-mixité, à travers des structures ou des moments, et avec elle aussi bien l’utilité de mettre notre expérience au centre de la réflexion qu’une certaine joie, celle de pouvoir se lâcher un peu, de ne pas rester aux aguets, attentive comme on l’est dans la compagnie des hommes à la moindre manifestation sexiste. Je comprends, j’encourage la reconnaissance d’expériences de vie spécifiques, la construction dans un cadre exclusif d’une parole sur cette expérience et la prise à partie sur ces bases-là du reste du monde.
Récemment je me suis retrouvée du côté du reste du monde, qu’on appelle aussi le côté du manche. Blanche, je jouis de certaines prérogatives comme celle que ma couleur de peau ne soit pas une source de questionnements, ni pour moi ni pour les autres. Cissexuelle (même si, comme beaucoup de femmes grandes et/ou aux cheveux courts et/ou qui choisissent des vêtements chauds, pas des vêtements à usage décoratif, je suis un peu dégenrée et pas tout à fait cisgenre, risquant de me faire appeler « monsieur » une fois par an ou donner des conseils vestimentaires – c’est à dire gentiment réassigner – par des copines bien intentionnées), j’échappe à d’autres questions, qui m’ont été abondamment décrites récemment, au cours d’une rencontre très riche visant à interroger ce « privilège cissexuel ». Après l’intervention des femmes trans qui avaient organisé la soirée, et qui nous proposaient une présentation où se mêlaient, se nourrissant les uns les autres, des éléments théoriques et concrets, une fois venu le moment de la discussion il n’y avait plus grand-chose à discuter. La seule perspective possible était de travailler sur nous-mêmes (mieux : d’avoir travaillé sur nous-mêmes) pour ne pas nous arrêter à la question de la conformité du sexe biologique, des caractères sexuels secondaires (ceux qui sont immédiatement visibles, comme la taille ou la pilosité) et de l’identité de genre, et garder en tête, pour bien s’en garder, tout ce qui peut constituer un acte de domination vis-à-vis des personnes trans. Au boulot ! Et c’est pas compliqué de nous déconstruire, nous qui n’avons déjà plus aucun stéréotype sexiste en tête...
Nous marchions sur des œufs, craignant de faire mal, désireux/ses de bien profiter d’une leçon, car c’en était une, que beaucoup de personnes avaient refusé de venir entendre, en ne participant pas à la rencontre, un fait abondamment commenté. Nous étions là, tout reposait sur nous, public de bonne volonté (apparemment à peu près) cissexuel face à trois intervenantes trans. D’autres privilèges ont été abordés par la bande, celui de la classe socio-culturelle (qui offre des avantages de type économique, mais pas seulement), celui de la « race » entendue non comme une réalité biologique mais comme une caractéristique imposée à certains groupes humains par la norme blanche européenne. Mais il en manquait certains, qui m’intéressent d’autant plus que j’en suis privée :
Mes copines peuvent à tout moment me dire que je devrais faire un régime et les personnes malveillantes me traiter de grosse vache. J’en déduis que je fais partie de la catégorie des grosses, plus facilement stigmatisées encore que les gros, et qui trouvent difficilement des fringues à leur taille.
Je ne baise pas (c’est moins une posture politique qu’une incapacité à séduire et à être séduite, que je ne vais pas considérer comme une conséquence du point précédent, même si quand on est grosse l’obligation d’être enjouée et souriante se fait plus particulièrement sentir), et j’éprouve la même gêne à cet égard que l’une des intervenantes qui a fait l’allusion rapide à un milieu LGBT où baiser beaucoup et en parler tout autant est une norme qui finit par être excluante.
Et je fais partie d’une autre catégorie honteuse, ce qui constitue un secret que je partage avec quelques ami-e-s... et avec les inconnu-e-s à qui je dois montrer certains papiers dans le cadre de leur boulot.
Rien ici d’anecdotique à tout ça : des groupes de personnes concernées par ces difficultés se réunissent, forment des associations et modèlent un vocabulaire pour en parler, créant par exemple la notion de gordofobia, découverte au Queeruption de Barcelone.
Certes tout n’est pas à mettre sur le même plan, puisque certaines des oppressions sont légitimées par l’État, qui peut se permettre de maltraiter dans une indifférence quasi-générale des personnes qui ressortissent de certaines catégories ou ont des besoins spécifiques qui ne sont pas entendus, tandis que d’autres pourrissent un peu la vie, mais sont relayées par notre entourage le plus immédiat, inconscient des schémas qu’il relaie. Faut-il prioriser l’attention qui sera donnée à certaines de ces oppressions ? Selon quels critères ? Que fait-on de tout ça, de ces axes qui se croisent, dessinant une carte des oppressions où chacun-e est « quelque part » l’oppresseur-e d’un-e autre ? Peut-on multiplier à l’envi les catégories de l’oppression, d’après les besoins qui sont exprimés par les personnes concernées, quitte à redevenir des atomes qui parlent chacun-e depuis une catégorie, masculine cisgenre racisée classe moyenne gaie valide, ou féminine transgenre mais cissexuelle lesbienne blanche chômeuse handi sans capital économique mais avec un capital culturel, et la liste n’est pas close ?
Cette réflexion ne risque-t-elle pas de se perdre dans les cogitations et le maniement de pincettes d’une élite politique ultra-conscientisée, qui se coupe un bras chaque fois qu’elle avance un peu plus sur cette voie ? Ailleurs (et faut-il rappeler qu’ailleurs est vaste ?) c’est le plus souvent « chacun-e sa merde », dans un esprit libéral universaliste actuel où nous nous voyons garanti-e-s en droit une pseudo-égalité. Comment s’attaquer à ça ? Comment remonter d’un cran la cible de nos attaques, à travers une réflexion plus générale sur les normes (les normes identitaires et les normes des relations entre nous) et la manière dont nous nous en faisons le relais, actif ou passif... sans pour autant nier la spécificité de l’expérience et de la réflexion de groupes minorisés sur le caractère tangible, intrusif et violent de certaines de ces normes ? Un exemple pour illustrer ce retour (en toute méfiance) à un peu d’universel : non, même avant cette présentation je n’avais pas pour habitude de poser des questions intrusives aux personnes trans. Pas par super conscience politique, mais parce que ma maman et mon papa m’ont appris à avoir pour les autres ces égards qu’illes appellent tout bêtement de la politesse.