« Certes, la liberté surveillée, c’est bien mieux que la prison, mais si rien ne justifiait la prison avant, qu’est-ce qui à présent justifierait notre liberté surveillée ? Et au nom de quoi devrions-nous l’accepter ? Au nom de quoi devrions-nous accepter de vivre avec ce fil à la patte ? Ce fil qui vous entrave, c’est votre féminité, nous répond-on, portez-le donc avec grâce, comme votre sac à main… et s’il vous pose un problème, c’est que vous avez un problème. C’est ainsi qu’on enferme à nouveau les femmes en les persuadant que si elles sont malheureuses, ce n’est pas à cause de la domination qu’elles subissent mais bien parce qu’elles ont, individuellement, un problème. Voilà comment on fait croire à des millions de femmes qui se posent les mêmes questions qu’elles sont les seules à se les poser. Voilà comment on leur fait croire qu’elles ont des problèmes personnels à résoudre, éventuellement avec un-e psy ou dans les pages d’un livre de développement personnel, alors qu’elles ont les problèmes que le patriarcat pose à la moitié de la population du globe. C’est bien contre cet isolement et cette individualisation que le mouvement féministe a lutté. C’est pourtant à cette situation d’isolement, d’individualisation des problèmes et de pathologisation des souffrances psychologiques des femmes que l’on est revenu. » Sabine Lambert, préface à Questions féministes (1977-1980), Syllepses, 2012.
Depuis une quinzaine d’années, une dépression mal soignée me pousse, m’oblige à côtoyer psychologues et psychiatres. Et toujours cela a fait violence à ma certitude que femmes et hommes sont égaux et que l’identité de genre n’a pas à déterminer aussi profondément les attentes que nous pouvons avoir à mon sujet. Les thérapies qui m’ont été proposées se sont plutôt adressées à une femelle à assigner/réassigner… pour considérer ensuite son insertion sociale en tant qu’individu neutre indépendant de rapports de pouvoir sexistes.
Est-ce que l’omniprésence dans la thérapie de la sexualité ou des relations sociales (dans mon expérience le choix est exclusif, ou bien, ou bien) peut être considérée comme un fait sexiste ? Ce sont des dimensions importantes de la vie de tous les êtres humains, certes. Mais que soient laissées de côté d’autres dimensions de ma personne, comme le travail et les achèvements intellectuels, et les dimensions dont il est acceptable de s’occuper en deviennent « féminines ». Non pas en soi mais par l’exclusivité qu’elles exigent : « Parlons plutôt de vous », c’est ce qui m’est invariablement répliqué quand je souhaite parler de l’échec universitaire qui m’a mise à terre, du chômage dans lequel la conviction de ne rien valoir m’a gardée. Deux sujets perçus comme extérieurs à ma personne, comme si je n’avais aucune prise sur mon destin social.
Fraîchement diplômée, je n’ai reçu aucune aide dans ma recherche d’emploi, alors même que, d’appréciation élogieuse en refus cinglant, elle était l’occasion d’un grand désarroi : qui étais-je ? celle que l’on encense ou celle que l’on refuse ? J’ai reçu une alloc, le problème du revenu était réglé. (Dix ans après, j’ai appris qu’il y a des associations dédiées à l’aide à la recherche d’emploi pour les personnes qui ont mes difficultés.) Et j’ai été lourdement médicamentée pendant cette période où l’on m’a prescrit ce qui était présenté (à tort, mais c’est une autre histoire) comme un régulateur de l’humeur. Le grand-huit de la recherche d’emploi, des espoirs et des déceptions, serait calmé par une molécule qui m’a avant tout chose rendue obèse et m’a fait discriminer sur le marché de l’emploi, où cette tare est spécialement mal perçue pour les femmes. Je me souviens d’un an de plaintes et d’une réponse : « C’est féminin, les rondeurs. Vous avez quelque chose contre la féminité ? » (sic) Je faisais une taille 54 en guise de « rondeurs »…
À de nombreuses reprises, j’ai senti que mon problème était ma non-conformité aux attentes genrées. Je n’étais pas assez Lafemme. Un jour que j’exprimais des insatisfactions quant au fait d’être « sapée comme un tas », ou plutôt qu’on me voie comme ça, qu’on se permette de me le dire et que cela me porte tort (de la relation de séduction à l’entretien d’embauche et à l’image anti-conformiste que cela me donne alors que je rêve comme une gamine d’être normale, acceptée, inclue), une psychologue de la MDS de Lille Moulins, dans les yeux de qui j’étais en effet sapée comme un tas, m’a proposé du coaching vestimentaire en faisant valoir son expérience auprès des femmes « obèses ». Je faisais alors du 48 pour 1,76 m (j’avais choisi seule de ne plus prendre le médoc grossissant et tout perdu en trois semaines) et je me trouvais grosse et peu élégante, mais certainement pas « obèse » ni mal habillée.
Autant que je dois être Lafemme, autant je dois être hétéro pour les psychologues qui partent de ce principe. Par exemple, une réponse au récit de mon insatisfaction affective et sexuelle : « Ah oui vous n’arrivez pas à rencontrer un homme pour une relation romantique monogame » (MDS). Devant cette obligation, je n’ai eu le courage de mettre en avant que le fait qu’un plan cul (respectueux) m’irait aussi bien, certainement pas de parler d’attirances féminines. Chez les psychiatres en revanche, j’ai perçu moins d’hétéronormativité mais plus de biphobie.
Je suis réceptive à toute réflexion sur le conformisme. La norme est à certains égards confortable et gratifiante. Ou bien c’est trop difficile de s’y conformer, suis-je prête à le faire ? Mais qu’elle soit présentée comme la seule manière de vivre et d’être acceptable, voire naturelle, voilà qui ne va pas du tout. Non seulement c’est violent, mais en plus c’est bête et irréaliste. Aucune femme ne naît avec une vocation à porter des décolletés, et il me semble qu’en porter ou pas est un geste très social qui peut faire l’objet d’un choix.
La dernière psychiatre que j’ai vue (au CMP de Lille Sud) et dont j’ai été tenté d’accepter le suivi (elle semblait assez bienveillante et clairvoyante, c’est rare) m’a parlé de « troubles de la personnalité évitante ». En effet, j’assimile très bien les rapports de pouvoir et l’intimidation. Est-ce une maladie mentale ? J’ai vécu des conflits avec des hommes qui voulaient me faire taire et y sont parvenus. Je vois bien aussi que, quand je me sens en confiance, je peux dire ce qui ne va pas ou m’affirmer. Je sais bien que j’ai envie qu’on m’aime et que je ne veux pas déplaire, que donc je suis a priori conciliante (a posteriori, non, faut pas abuser). Mais j’ai l’impression d’avoir ce comportement dans la même mesure que beaucoup de femmes autour de moi, qui ne sont pas très puissantes. Est-ce que les troubles de la personnalité évitante seraient une maladie féminine ? Ou n’est-ce pas une manière de nier les rapports de pouvoir, sous le prétexte qu’on ne peut rien y changer ?
Si la thérapie n’a pas en soi de prise sur le monde autour de moi, doit-elle pour autant refuser de m’aider, moi, à avoir cette prise ? Je ne peux pas changer mon environnement, mais je peux m’y affirmer différemment. Et quand je suis dans un milieu social violent, consumériste, je peux, je dois changer d’environnement. Je l’ai déjà fait et j’en ai ressenti un grand mieux – ainsi qu’une certaine rancœur contre les psys qui ne m’avaient appelée qu’à m’accommoder, faire avec, changer moi pour m’adapter.
À ce titre, une femme battue devrait travailler sa relation ! C’est de fait ce qu’on m’a demandé de faire alors que j’étais dans une situation qui appelait l’abus : prête à tout pour que fonctionne un groupe avec moi, chômeuse de longue durée, et des hommes avec de bons boulots, pressés, très confiants en eux. Les conflits sont vite arrivés, leur désinvolture étant très douloureuse et ma complaisance excessive (conflits avant tout entre eux mais larvés et ne s’exprimant que dans mon oreille complaisante). Verdict de la psychologue du CMP de Lille Sud : j’étais trop exigeante envers eux. Avec le recul, oui j’étais exigeante, je portais avec leur accord un projet très ambitieux que nous avions imaginé ensemble sans bien nous rendre compte. Mais autant j’étais exigeante sur le résultat, autant je cédais tout sur les procédures et les relations. Je ne savais pas poser de limites, je ne me rendais pas compte que je devais en poser (voir plus haut l’oreille), que je me faisais exploiter et que j’allais devenir méchante. Et la seule aide psy que je recevais me culpabilisait au lieu de me donner des armes pour défendre mon intégrité. Le tout sans noter les caractères genrés de ma situation, comme si nous étions hors social.
Ainsi donc notre construction comme des femelles est amplifiée par des injonctions psy avec une grosse influence et ensuite nous sommes lâchées dans le vaste monde en toute égalité. Alors que ce devrait être le contraire : construite, reconstruite avec l’objectif d’être une personne entière, capable, qui ne se laisse pas enfermer dans le carcan du genre, et ensuite lâchée avec une aide adaptée, une prise en compte du handicap social que c’est, d’être une femme. C’est là que le féminisme, ce n’est pas une option : c’est la seule manière de veiller à l’intégrité des femmes. Une thérapie avec des femmes doit être féministe, sinon elle les enfonce dans des rôles qui par essence ne respectent pas leur intégrité.
Il faut briser le tête-à-tête avec les thérapeutes pour faire entrer dans la thérapie des préoccupations collectives et féministes.
Dernière chose qui pourrait briser l’optimisme d’une solidarité entre féministes : j’ai un jour demandé de l’aide à une psychologue membre de mon centre de femmes. Elle m’a adressée à un psychiatre qui ne m’a jamais parlé et fini par me virer. Cette camarade de lutte a passé moins de temps à m’aider à comprendre ce que le psy attendait de moi qu’à décrire mon échec à une amie commune… Il y a du boulot.