J’ai peur. La nuit est plus sombre qu’avant. Ou peut-être mes yeux. J’ai eu peur. J’ai même changé de trottoir. Moi. Moi qui ai toujours marché à toute heure, un peu noctambule, un peu pédé, un peu extraverti, chantant ou sifflant pour accompagner mes déambulations, j’ai eu peur. Là, juste la semaine dernière, j’ai eu peur, alors je me suis remis dans ce que les autres appellent le normal, j’ai rangé mes mains qui volaient dans mes poings bien en vue, avalé ma chanson dans mon cou rentré, j’ai changé de trottoir et continué tête basse sans même un regard vers ces jeunes gens qui croisaient. Moi.
Moi qui les cherche, ces putains de regards, qui les provoque, qui les veux, ces croisements, qui les transforme en frôlement, qui les sous-tends de sensualité provocatrice. Moi qui cherche d’habitude ces restes de soleil sur les peaux brunes, qui devine à chaque rencontre les yeux brillants, la chaleur d’une autre Algérie, qui invente à chaque ébène les baisers charnels d’un Angola inventé, qui suis aimanté à chaque pas par la peau douce d’un Cambodge de carte postale. J’ai eu peur. Moi.
Moi qui m’étais toujours senti du bon côté de la peur, justement. Du côté de ceux qui font peur à ceux qui nous disent de qui il faut avoir peur. Ceux qui voudraient nous faire croire que la peur, l’enfer, c’est l’autre, les autres, ceux qui voudraient nous faire oublier que ce qu’ils appellent barbare, ou inhumain, est là, toujours, toujours réalisé par des humains, toujours tapi en chacun, alors que la seule peur constructive est la peur de soi, la conscience de soi et de sa capacité à nuire, seule condition pour se surveiller, se contenir, éviter d’être aussi barbare que celui qui s’ignore. C’est pas le travail des autres d’arrêter de faire peur, c’est un boulot pour chacun de vivre avec ses peurs, de les raisonner, de les exorciser.
Mais pour l’instant, la rue est peuplée d’ombres, et une seule chose m’occupe si je viens à les approcher, c’est de bien vérifier qu’elles ne remuent pas. Plusieurs fois, dans une rue vide, je devine dans un recoin une forme voûtée, ramassée dans ses cartons. Est-ce qu’elle dort ? Est-ce qu’elle attend, patiemment, la pièce que je ne lui donnerai pas, le regard que je ne lui laisserai pas, la chaleur d’une rencontre qui n’aura pas lieu ? Je me colle à l’autre mur, simulant médiocrement la plus totale indifférence, je prends une bouffée d’air, j’avance. Le temps s’arrête. La forme reste immobile. La lueur du lampadaire devient peu à peu suffisante pour détourer les formes et chasser les indistinctions. A la vitesse de mes pas, les ombres s’échappent, l’assassin sanguinaire aux doigts acérés redevient doucement , sans heurt, le tas de sacs plastique noirs qui attends le camion des éboueurs. Je suis soulagé, je m’arrête. Je comprends ce que ce soulagement a d’obscène, et aussitôt m’aperçois que ce n’est pas la première fois, qu’insidieusement c’est venu, parfois pour les meilleures raisons d’ailleurs, enfin, prétextes plutôt. Pourquoi j’ai lâché la main de mon copain, l’autre nuit, en recroisant ces trois blacks qui nous avaient regardés avec mépris à l’aller ? Pour le préserver sans doute, il est jeune ; par fatigue aussi, pressé d’aller me-nous coucher, pas le courage d’une de mes tirades sanglantes et ironiques habituelles, pas la force d’une de mes réponses toutes faites, bien rodées, à la moindre réaction hostile. Le soin, la fatigue, la lassitude... n’empêche. J’ai eu peur.
Et pourtant le jour je rigole bien des délires sécuritaires, et je m’offusque ouvertement des couvre-feu et des programmes de tolérance zéro. Et la nuit tous ces gens dont j’ai pris le parti , avec qui j’ai travaillé dans mon autre vie, deviennent des dangers potentiels. Je vieillis, sans doute. Et la peur œuvre à son lent travail de sape et d’incommunication. Alors, là, juste la semaine dernière, parce que c’est devenu un réflexe, je me suis regardé, je me suis vu, traverser, m’arrêter, et j’ai eu peur. Pour de vrai, cette fois, peur de moi, de ce que je deviendrais peut-être sans cette vigilance. Ma petite peur à moi, ma peur de moi, mon salut, mon salaud, pour éviter d’en devenir un, justement.
Alors ? Alors je ressors, bordel, j’arrive, je traverse à l’envers, j’y retourne, nom de dieu, je vais pas me priver de dizaines de rencontres pour le risque de deux ou trois pains perdus au milieu. Je vais m’y colleter à ces peaux douces qui m’attendent, je vais les retrouver ces beautés de la nuit, ces rues sombres, éclairées soudain d’un sourire ou d’un croisement inattendu, loufoque. Un prêcheur convaincu, une pute fatiguée, un magnéto déversant des "Jésus reviens" sur le Pont Neuf, la fulgurance d’un tag bien placé, le mystère d’une bribe de conversation croisée, à laquelle on invente un début insensé ou une suite fabuleuse, tous mes plaisirs de piéton de la nuit. Je vais pas les lâcher, les sourires entrevus, les regards perçant par dessus l’épaule, le désir deviné ou partagé, même inventé, les demi tour pour voir, les timidités à se baffer et les culots à rougir, les attaques franches et les approches faussement naïves, les séductions poussives et les corps à corps sans phrases, les poésies furtives et les pissotières improbables, les complicités de hasard, les ratés et les fausses pistes. Je vais les garder les appels provocateurs des vendeurs de shit, je vais leur redire que tout ce que je me vois fumer, c’est eux, tant pis, je vais les risquer les fuites, pour le plaisir de quelque mot coloré de quelque diatribe sanglante, je vais redire beau si je pense beau, cracher ma colère si elle passe par là, réagir à l’injure entendue, répéter qu’enculer n’est pas une insulte mais un plaisir ; si tu tombes à ma portée, gosse ou rombière, sous quelque coup du sort ou de matraque, sous quelque mot blessant, je verrai bien ce que je ramasse à te ramasser, mais je ne passerai pas sans prendre tout ce que la rue me donne. La peur est plus tendre qu’avant. Ou peut-être mes yeux.
J’y retourne, j’y vais, j’arrive. Même pas peur !