La laïcité est le principal outil qui permet aux femmes de s’émanciper du pouvoir des structures patriarcales des religions monothéistes. Rien n’illustre mieux cette réalité que la brève histoire de la laïcité en Pologne du 20 siècle.
La laïcité est une vieille idée socialiste en Europe Centrale et Orientale, liée en Pologne aux partis sociaux-démocrates et paysans de gauche au 19 siècle. Elle devient une urgente obligation dans les années 20 et 30. En effet, alors que la Pologne a reconquis en 1918 son indépendance perdue en 1795, les Polonais entreprirent un énorme travail de modernisation du pays. Le pouvoir de l’Eglise devient vite un frein à cette entreprise. D’une part, l’Eglise était le premier propriétaire foncier du pays, le deuxième en étant la noblesse. Jusqu’en 1945 la Pologne restait un pays féodal ou la terre était possédée par ces deux castes alors que la masse des paysans, en état de servage jusqu’en 1860, n’avait d’autres choix que de continuer à travailler pour le seigneur. L’industrialisation et l’urbanisation étaient balbutiantes et surtout l’effet des investissements étrangers. Comme dit ma grand-mère, issue de la paysannerie pauvre du sud du pays : « Tout leur appartenait et nous n’avions rien ». D’autre part, la Pologne avait hérité de la période des partages d’un code familial (issu du code napoléonien, ultime héritage de Napoléon en Europe Centrale) qui donnait un grand pouvoir à l’Eglise par le biais du mariage religieux et de l’absence de divorce. Une commission de juristes chargée de mettre au point un nouveau code travailla pendant 20 ans et ne pu se mettre d’accord pour des raisons précisément politiques. Ses travaux inachevés furent interrompus par l’invasion nazie en 1939.
Lorsqu’en 1945 les communistes débarquèrent avec l’Armée Rouge sur le territoire polonais, parmi leurs toutes premières décisions politiques figurent l’instauration du mariage civil et du divorce ainsi que la réforme agraire qui démembrait les grandes propriétés foncières et distribuait la terre aux paysans. Cette réforme ne fut jamais contestée, même parmi les plus anticommunistes, même après la chute du régime en 1989. Elle était tout simplement historiquement nécessaire.
La période stalinienne est une période de conservatisme en ce qui concerne la situation des femmes, puis, suite à la révolution anti-stalienne d’octobre 1956, les communistes progressistes et les socialistes parachevèrent la séparation de l’Eglise et de l’Etat par la loi légalisant l’avortement et la contraception, la fin de l’enseignement religieux à l’école et de la présence des congrégations religieuses dans les hôpitaux. En 1964 fut voté un code familial très progressiste en matière des droits des femmes : l’égalité des conjoints dans la famille était reconnue, l’autorité paternelle supprimée et la protection de l’enfant garantie notamment par le droit à une pension alimentaire jusqu’à la fin de la scolarité, c’est à dire 25 ans pour les études supérieures. Or, le régime encourageait et soutenait activement l’éducation, obligatoire et gratuite jusqu’à l’âge de 18 ans et gratuite dans le supérieur. La Pologne était ainsi de 10 ans en avance sur la France dans le domaine des droits des femmes !
Le régime communiste étant une dictature, l’Eglise était soumise à sa pression. Dans la période stalinienne, le chef de l’Eglise polonaise, le cardinal Wyszynski, a été placé en résidence surveillée. Par la suite, le régime s’opposait fréquemment à la construction des lieux de cultes et contrôlait par le biais de sa police politique le contenu du discours tenu à l’église. L’Eglise était priée de ne pas se mêler de politique. Mais comme personne ne bénéficiait de la liberté d’expression, on ne peut pas dire que l’Eglise a été particulièrement persécutée, contrairement à ce qui se passait dans d’autres pays communistes ou des prêtres furent envoyés dans les camps et les lieux de cultes réquisitionnés. Rien de tout cela en Pologne. Au contraire, le régime communiste était en conflit avec le Vatican qui ne reconnaissait pas la souveraineté de la Pologne sur les Territoires Occidentaux, récupérés sur l’Allemagne. Le parti communiste cherchait alors à s’appuyer sur l’Eglise polonaise en appelant à son patriotisme contre le Vatican. Cette politique culmina avec les commémorations concurrentes de l’Eglise et de l’Etat du millénaire du « baptême de la Pologne » en 1966 qui est aussi la date officielle des 1000 ans de la création de l’Etat Polonais. Ce fut à cette occasion que l’archevêque Karol Wojtyla pu montrer toute son intransigeance face au régime, une attitude que ne partageait pas à l’époque toute la hiérarchie.
Cependant, les relations entre la Pologne et l’Allemagne furent normalisées en 1972 et les tensions entre la Pologne et le Vatican s’apaisèrent. Dans le pays, la culture religieuse coexistait avec une culture laïque en développement. C’est ainsi que ma mère a suivit le catéchisme à l ‘école dans les années 50, mes tantes l’ont suivi en dehors de l’école dans les paroisses dans les années 60 et moi de même dans les années 80. L’Eglise possédait les rares écoles privées, elle avait deux universités et possédaient ses propres journaux où officiaient des catholiques progressistes. Elle gérait le culte et pouvait même organiser des processions et des pèlerinages. A côté de cela, les années 70 voient une timide libéralisation de la sexualité avec la généralisation de la contraception et les débuts d’une sexualité avant le mariage. Le concubinage restait cependant condamné socialement.
Puis vint le tournant des années 80. La crise économique avec l’effondrement du système basé sur l’endettement vis à vis de l’Occident, la crise structurelle d’un modèle d’économie planifiée dans un monde technologiquement interdépendant et politiquement capitaliste, l’aspiration à une réelle liberté politique matérialisé par l’avènement spectaculaire du syndicat Solidarité en 1980 : tous ces facteurs conduisirent à un affaiblissement du régime et à l’intensification du pouvoir ecclésiastique. L’avènement de Karol Wojtyla au Vatican est suivi d’une intense propagande politique réactionnaire dans l’Eglise polonaise. Et comme celle-ci jouissait d’un statut particulier et était considérée comme un refuge par une population traumatisée par l’état de siège de 1981, les esprits étaient d’autant plus perméables au discours misogyne.
Ce furent alors les « expositions sur l’avortement » organisées dans les églises : d’immenses panneaux montraient des photos couleur de prétendus fœtus ensanglantés, présentant ces photos comme étant celle d’un avortement. Les photos étaient exposées dans les églises directement près des autels aux yeux de tous, y compris des enfants. Ensuite ce furent des discours de type « la religion catholique est supérieure aux autres religions, plus élevée que le judaïsme et l’islam » dans l’enseignement du catéchisme, sans parler des religions polythéistes sans complexe assimilées à des inventions de « sous-hommes » . Puis se généralisa dans les sermons dominicaux et lors des grandes messes patriotiques le discours sur la nécessité de « restaurer le pouvoir du père dans la famille » pouvoir malmené par les communistes. Et la femme bien sûr était toujours présentée comme putain par essence que seul le mariage peut sauver de souillure de la sexualité.
Ce discours peut néanmoins être considéré comme « modéré », car d’autres groupes propageaient une idéologie encore plus extrémiste au sein de l’Eglise. Ce fut alors le discours sur l’avortement comme génocide comparable à la Shoah, celui sur la nécessité d’obliger les Polonaises à procréer afin de peupler la Pologne de 100 millions de Polonais, ou encore celui sur les Juifs et les femmes responsables de l’affaiblissement de la nation polonaise et de l’établissement du communisme. On peut y rajouter des anathèmes homophobes de type « Marx était pédé et c’est pourquoi il a inventé le communisme ». Ce discours de type fasciste était le fait de groupuscules politiques clandestins se réunissant dans les salles paroissiales et imprimant ses écrits sur les rotatives de l’Eglise. J’ai moi-même vu des brochures antisémites vendues dans des Eglises à Varsovie en 1988. Parfois un prêtre introduisait en passant cette rhétorique haineuse dans son sermon. La hiérarchie ecclésiastique n’a jamais désavoué ces groupuscules dont sont issus les principaux partis fondamentalistes catholiques après 1989. Cette propagande influença donc la société et favorisa un climat de forte misogynie dans les milieux de Solidarité clandestine. J’ai subi beaucoup de blagues haineuses de type « les femmes pensent avec leur vagin « dans le milieu politique de l’université de Varsovie et au NZS, l’organisation étudiante anticommuniste en 1988-1989.
Le régime communiste n’était pas encore tombé en mai 1989, que l’Eglise sortit un premier projet de loi interdisant l’avortement par le biais d’un de ses groupes politiques. Les milieux progressistes et laïques se mobilisèrent indignés par cette aberration et organisèrent des réunions, des pétitions et des manifestations : ce furent les premières manifestations en Pologne sur un thème féministe depuis au moins les années 20 ! Tant que dura l’appui médiatique de l’Occident au mouvement, matérialisé par la présence de caméras de télévisions occidentales dans les manifestations, les députés polonais renvoyaient le projet de loi « pour la protection de l’enfant conçu » en commission. Puis vint le jour ou les forces nous manquèrent, à nous manifestant/es.... Nous étions épuisés car avec l’effondrement de l’économie suite aux transformations capitalistes, nous devions d’abord nous préoccuper de ce que nous allions manger demain : nous avions perdu nos emplois, nos structures associatives, nos salaires ne valaient rien, mangés par une inflation gigantesque... Chacun tentait de sauver sa propre peau et c’est alors que l’Eglise nous porta le coup de grâce. En décembre 1992 le primat de Pologne, chef de l’Eglise, vint en personne au Parlement tonner contre les députés qui n’avaient toujours pas voté l’interdiction de l’avortement. Il leur asséna que l’Eglise ne soutiendrait pas les réformes capitalistes si les députés ne votaient pas cette interdiction. Et comme c’étaient majoritairement des députés ultralibéraux conservateurs, ils votèrent...
D’ailleurs, les hommes politiques ultralibéraux ne furent pas les derniers à faire de la misogynie leur fond de commerce préféré : M.Korwin-Mikke, chef du parti libéral, se spécialisa dans les diatribes contre le droit de vote des femmes et pour l’interdiction de leur travail, seul le salaire du chef de famille masculin étant selon lui compatible avec un vrai et pur capitalisme. A côté de cela, l’Eglise créa ses propres partis fondamentalistes qui poursuivirent la propagande misogyne contre la contraception, le divorce et les « sorcières », ces femmes qui refusaient leur « condition naturelle de mère et d’épouse ». Les partis fondamentalistes catholiques furent toujours les meilleurs alliés des ultralibéraux dans les gouvernements de 1991-1993 et 1997-2001. Comme quoi, personne n’a jamais entendu parler à l’Eglise polonaise d’une « doctrine sociale de l’Eglise » qui serait anticapitaliste. L’Eglise a toujours, au contraire, encouragé et soutenu les privatisations et la loi du marché. Avec le temps l’Eglise est devenue l’interlocuteur privilégié de l’Etat sur les questions des droits des femmes : les déléguées polonaises à Pékin en 1995 se distinguèrent par leur vote unanime avec l’Iran et l’Arabie Saoudite contre les droits reproductifs des femmes car elles étaient toutes issues des partis fondamentalistes chrétiens !
Ce mouvement irrésistible de mainmise de l’Eglise sur l’Etat fut heureusement stoppé par le vote des citoyens pour le parti socialiste ex-communiste en 1993, puis par l’élection de son leader au poste de Président de la République en 1995. L’Eglise renonça à diriger directement le pays et les ex-communistes signèrent en 1993 un concordat qui ratifiait largement les pouvoirs que l’Eglise s’arrogeait dans la vie sociale. En effet, l’Etat se déssaisit d’une prérogative majeure, gagné pourtant après une longue lutte : le contrôle du mariage. Avec l’instauration du mariage concordataire, le mariage civil fut réduit à l’état d’anecdote. En effet, le mariage concordataire rend l’Eglise maîtresse de la cérémonie et lui permet de faire sa propagande contre le divorce par le biais « d’enseignements préparant au mariage » et de « consultations conjugales » alors que l’Etat continue à gérer « les conséquences civiles du mariage », c’est à dire que le divorce civil est maintenu. Cependant, la pression de l’Eglise est telle que bien peu oseront se désigner comme athées en préférant un mariage civil au mariage concordataire. L’Etat a également renoncé à tout contrôle des activités des prêtres qui ne sont soumis qu’à la juridiction du Vatican ainsi qu’à des allégements fiscaux pour les nombreuses entreprises appartenant à l’Eglise.
Le coup de grâce porté à la laïcité fut le retour du catéchisme dans les écoles dès 1989. Par ce biais l’Eglise garde la main haute sur l’éducation des jeunes par la propagande anti-avortement et anti-contraception dans les écoles. Elle contrôle ainsi l’ensemble de la société car les prêtres participent aux conseils de classes. Ce contrôle s’ajoute à celui qu‘elle exerce par le biais de la confession et de la propagande politique non seulement par ses partis, sa presse, sa radio et sa télévision, mais aussi directement dans les lieux de cultes. Il n’est pas rare d’entendre des anathèmes politiques dans les sermons ou des conseils sur qui aller voter en sortant de la messe. La propagande misogyne sur le thème de l’obéissance naturelle de la femme à l’homme dans la famille est toujours de mise dans les chaires et l’enseignement religieux. De même, les associations ecclésiastiques participent à l ‘élaboration des politiques éducatives de l’Etat ce qui conduit à l’abandon de l’éducation sexuelle à l’école remplacé par le culte du mariage et d’une politique de prévention du sida tout simplement mortelle : ainsi enseigne-t-on dans les écoles que le préservatif ne protège pas du sida et que seule l’abstinence protège. Même lorsqu’après maints combats féministes les socialistes autorisent l’avortement thérapeutique en 1996, les avortements légaux sont peu pratiqués car l’Eglise a fortement investi de sa propagande le milieu médical qui, hypocritement, refuse de pratiquer gratuitement dans les hôpitaux les mêmes actes qu’il pratique dans le privé. Cependant, l’Eglise n’a pas récupéré ses biens nationalisés ni n’a réussi à faire interdire le divorce.
Mais la laïcité est morte avec le concordat inique. L’Eglise fait régulièrement pression sur le gouvernement socialiste pour par exemple, faire limoger un ministre, comme ce fut le cas en 2004 de la délégué ministérielle à l’égalité, Magdalena Sroda, coupable d’avoir affirmé dans un journal suédois que le modèle patriarcal de la famille catholique conduisait aux violences conjugales. L’Eglise exigea sa démission et les femmes durent se mobiliser par centaines pour sauver le poste de leur déléguée. De même, lors de l’adhésion de la Pologne à l’UE, l’Eglise menaça de se prononcer contre l’adhésion et de contrecarrer la politique du gouvernement si celui-ci ne maintenait pas l’avortement interdit. Ce qui fut fait, les élites politiques masculines socialistes restant particulièrement serviles vis à vis du Vatican. Cependant, le décès de Jean Paul II peut avoir changé la donne. En effet, à force de favoriser la création de partis fascistes, l’Eglise a perdu le contrôle sur une partie de ses créatures. En effet, depuis trois ans, la puissante radio Maryja propage la réévangélisation de l’Europe malgré les mises en demeure du Vatican. Tout porte à croire qu’un schisme est possible en Pologne. Ou une dérive vers un régime fasciste, comme le pensent certaines féministe.... Voilà à quoi mène la fin d’une laïcité que nous, les Polonaises, n’avons pas su défendre et que nous avons perdu.