Et si nous inventions une autre vision de la question relative aux rapports hommes-femmes ? Et si nous ne nous bornions pas à dénoncer les inégalités, afin de penser différemment les définitions et les contours de ce que l’on nomme le genre ? Voici quelques éléments théoriques pour nous aider à dépasser nos conceptions bien étroites de ce que sont hommes et femmes.
Le genre : le dépassement d’une explication biologique de la hiérarchie des sexes
Il nous faut commencer par rappeler ce qu’est le genre. Ce concept apparu dans les années 70 dans les pays anglo-saxons [1] permet la distinction entre sexe biologique et construction sociale du masculin et du féminin. Ainsi, lorsque je parle du sexe d’une personne, je me réfère à son anatomie, et quand j’évoque son genre, il s’agit là de tout le reste, c’est-à-dire de ce qui a été intégré par les hommes et les femmes comme modèle du masculin et du féminin. Le sexe fait ainsi référence aux différences biologiques constatées ; le genre se réfère lui à la classification sociale du masculin et du féminin. Il regroupe toutes les différences constatées entre hommes et femmes tant au niveau individuel, qu’au niveau des rôles sociaux ou des représentations culturelles. La sociologie a largement démontré que ces différences n’ont rien de naturel et qu’elles sont le produit d’une construction sociale qui commence à la naissance, se poursuit pendant l’enfance puis tout au long de la vie adulte. Le rappel à la féminité exigée pour les femmes est constant, d’ordre à la fois insidieux et mental (Bourdieu [2] parle de violence symbolique pour exprimer l’adhésion des dominées aux dominants), et aussi très concret, avec la violence réelle, psychologique ou physique (faut-il rappeler que chaque mois, en France, 6 femmes meurent de violences conjugales ? [3]). Les hommes subissent également une socialisation les obligeant à démontrer leur virilité. Je ne développerait pas davantage ici ces questions de socialisation différenciée selon les sexes car tel n’est pas mon propos.
Le dépassement de la notion de genre
La notion de genre nécessite d’être critiquée et repensée. La pensée de Christine Delphy me semble éclairante de ce point de vue [4]. Celle-ci explique en effet tout d’abord que l’adoption du concept de genre donne à comprendre trois éléments : le contenu social et arbitraire de ce qui est compris dans les différences entre les sexes ; un singulier (le genre) qui permet de penser le principe de partition lui-même (et pas seulement les parties divisées, masculin et féminin) ; la notion de hiérarchie entre les sexes. Mais la sociologue déplore que l’on continue finalement de penser le genre en terme de sexe ; on l’envisage simplement comme une dichotomie sociale déterminée par une dichotomie naturelle. Le genre serait un contenu et le sexe un contenant. La question de l’indépendance du genre par rapport au sexe n’est pas posée. Elle affirme que la plupart des auteurs se demandent à quel type de classification le sexe donne naissance, mais la question n’est jamais : pourquoi le sexe donnerait-il lieu à une classification quelconque ? On admet l’antériorité du sexe sur le genre, donc on se situe dans une théorie où le sexe cause le genre. Christine Delphy pense quant à elle que le genre précède le sexe, et que celui-ci est simplement un marqueur de la division sociale, il sert à reconnaître et identifier les dominants des dominés. Donc elle estime que quand on met en correspondance le genre et le sexe, on ne compare pas du social et du naturel, mais bien du social avec encore du social, c’est-à-dire les représentations que se fait une société donnée de ce qu’est la « biologie ». (un article de Nicole-Claude Mathieu [5], se référant à Paola Tabet [6], donne à voir une explication matérialiste intéressante d’une « biologisation » des corps des femmes ayant pour objectif la reproduction) Christine Delphy explique ensuite que de nombreux-ses féministes cherchent à abolir la hiérarchie existant entre hommes et femmes sans pour autant dissoudre la distinction, abolir les contenus mais pas les contenants. Or les catégories du masculin et du féminin sont elles-mêmes issues de la hiérarchie, du système de domination. Par conséquent, si la hiérarchie est dissoute, (nous sommes bien d’accord, il s’agit là d’une visions utopique permettant de penser le genre et ainsi nos objectifs) les notions même de masculin et de féminin disparaissent. Ces notions ne peuvent exister sans la sur-valorisation de l’une au détriment de l’autre. La distinction entre les sexes sert uniquement de support mental à la domination masculine. Il nous faut donc quitter nos présupposés de complémentarité entre les sexes qui structurent notre pensée actuelle. On ne peut pas imaginer les valeurs d’une société égalitaire sur le modèle de la somme ou de la combinaison du masculin et du féminin actuels. Créés dans et par la hiérarchie ils ne pourraient survivre à celle-ci. Il s’agit alors de penser un monde où les différences de sexe ne feraient plus sens, ce qui est, il est vrai, plutôt difficile à imaginer.
Pour ne jamais conclure
Les utopies nous permettent de définir ensemble des objectifs de société vers lesquels nous souhaitons tendre. L’idée d’une société où la différence de sexe ne revêtirait pas davantage de sens que le fait d’avoir des yeux bleu ou vert me paraît séduisante. Cela ne signifie en aucun cas une moindre diversité, mais bien au contraire une reconnaissance de toutes les différences, sans qu’aucune soit marquée du sceau de la honte, ou au contraire représente la norme de référence. Aujourd’hui, être une femme, c’est être différente face à la norme masculine (tout comme être noir c’est être différent face à la norme « blanche »). Dans le monde que nous dessinons ici, être femme ne serait qu’une différence parmi d’autres, tout comme être homme, blanc, hétérosexuel, etc. Comme le dit si bien Pascale Molinier [7], notre individualité pourrait alors s’exprimer dans tout sa chatoyance au lieu d’être enfermée dans une seule de ses caractéristiques [8]. Alors, en avant touTEs, réalisons nos utopies et dépassons le genre !!
[1] Ann Oakley, Sex, Gender and Society, Temple Smith, Londres, 1972
[2] Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
[3] voir les chiffres de l’enquête ENVEFF réalisée sous la responsabilité de Maryse Jaspard et publiée en janvier 2000 au Journal Officiel
[4] Christine Delphy, « Penser le genre : quels problèmes ? », Sociologie, IRESCO, CNRS, 1991.
[5] Nicole-Claude Mathieu, « Identité sexuelle/sexuée/de sexe. Trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre », in Daune-Richard, Anne-Marie, Marie-Claude Hurtig et Marie-France Pichevin, Catégorisation de sexe et constructions scientifiques, Aix-en Provence, Université d’Aix-en Provence, 1989.
[6] Paola Tabet, « Fertilité naturelle et reproduction forcée », in L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, Paris, EHESS, 1985.
[7] Pascale Molinier, L’Enigme de la femme active. Egoïsme, sexe et compassion, Paris, Payot, 2003. Passionnant, à lire absolument !
[8] à ce sujet voir aussi : Françoise Collin, « Pluralité Différence Identité », Présences, n°38, octobre 1991.