Vos désirs sont des échos ou des egos ?

29 mai 2006 par  zig

c’est le petit matin.

elle a dormi une partie de la nuit tournée contre moi. j’étais toute la nuit sur le dos, elle se collait à moi. à des moments elle posait son bras sur mon torse pour tenir mon épaule, à d’autres moments elle m’entourait de sa jambe et enfonçait sa tête dans mon cou.

c’est le petit matin, je m’éveille un peu, je suis toujours sur le dos, elle est tournée de l’autre côté. je veux me lover contre elle, me caler dans son dos. la serrer doucement, ne pas la réveiller, me rendormir contre elle.

je suis toujours sur le dos.

je regarde son épaule, je regarde le plafond, son épaule, le plafond, son épaule, le plafond.

je suis toujours sur le dos. elle dort, elle respire, je l’aime, j’essaye de respirer.

je suis toujours sur le dos. toujours toujours. je ne peux pas me tourner, je ne peux même pas glisser ma main dans son dos. mon corps est immobile, le jour, la nuit. des sangles invisibles contiennent mes mouvements. toujours toujours.

ça n’est pas un fantasme éveillé, ça n’est pas un jeu, ça s’appelle un corps handicapé. je ressens, j’ai envie, mais.

je vois le plafond, je suis le plafond. j’essaye d’assassiner mon envie, je cherche à évanouir mon esprit qui me visualise en boucle le geste de se tourner contre elle. je déteste mon corps, je déteste qu’il se soit réveillé. pas qu’il se soit réveillé à côté d’elle, mais qu’il se soit réveillé en moi. je serre la mâchoire, ça ne se fait pas de crier au petit matin. pourtant j’ai une fois de plus ce silence qui hurle, et la rage qui ne peut se frapper qu’à l’intérieur de moi. j’ai l’impression que le plafond va me pleurer dessus. j’ai peur que depuis son sommeil elle perçoive ma rage.

je ferme les yeux, j’écoute sa respiration. la respiration est un des rares mouvements sur lequel je peux me caler. je suis son rythme, ça m’apaise.

je veux sentir mes poumons contre les siens. je ne comprends pas pourquoi tout murmure en moi "tourne toi contre elle", puisque c’est un geste qui n’appartient pas à mon corps, ce geste il n’a jamais pu le faire et il sait surtout qu’il ne le fera jamais. j’aimerais parvenir à désintégrer ces ’gestes mentaux’. j’aimerais...

... me rendormir contre elle. que sa présence me montre une fois de plus que c’est *possible*. ce truc qu’elle sait faire, dénicher les failles dans mes murs, nous y glisser. je ne vais pas la réveiller, je ne vais pas lui demander qu’elle m’aide à me tourner, ni qu’elle vienne contre moi. je vais me réveiller du plafond qui me nargue, de la rage qui aveugle les possibles. je détiens une solution : qu’un autre corps que le mien ou le sien fasse les gestes.

ça veut dire décorporaliser mes gestes. ça veut dire expliciter et formuler clairement mes envies, dès le réveil. ça veut dire temporiser mes désirs. ça veut dire médiatiser ma gestuelle. ça veut dire opérer une cassure dans le rythme du petit matin, pour tenter de le poursuivre.

ça veut dire appeler l’assistant-e de nuit qui dort dans une pièce à côté de la mienne, que j’appelle lorsque j’ai besoin de soulager une douleur des membres enkylosés. la peur est de la réveiller lorsque je vais devoir appeler (à la voix, assez fort) ou encore que l’assistant-e soit déjà parti-e.

j’hésite plusieurs minutes. je regarde le plafond. plus j’attends, plus il y a de chance que l’infirmier-e (qui entre sans précaution pour me lever tous les matins vers 8h30) arrive. je me décide et j’appelle. par chance l’assistant-e entend du premier coup. W. entre discrètement dans ma chambre. je n’ai pas envie de regarder son visage, je souhaite qu’ille reste cette ombre debout à coté de moi, comme venant du sommeil. même je préfèrerais que ce ne soit qu’un robot sur commandes. je chuchote à l’ombre que "je veux me tourner de ce côté". l’assistant-e découvre la couette, positionne ses mains sur ma hanche et mon épaule, et me pivote. j’aime ses gestes, silencieux, discrets. je lui demande de rapprocher mon bassin contre elle. ille hésite. ille a appris à n’exécuter que des gestes médicotechniques. je ne veux pas qu’ille tarde, je ne veux pas la réveiller. "plus près d’elle", je chuchote fermement. ille cale mon corps à son corps que je sens enfin respirer. je souris dans sa nuque. l’assistant-e me recouvre de la couette, je lui demande de poser mon bras autour d’elle. ille emmène mon bras vers son ventre, un peu maladroitement. elle attrape mon bras, glisse sur ma main. elle soupire comme un sourire. je la serre doucement, elle appuie son corps au mien, je ferme les yeux. l’assistant-e sort.

je suis immobile contre elle. de cette ’immobilité connectée’ qu’elle seule m’a appris peu à peu à vivre, à ressentir et aimer.

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ce n’était pas vraiment une histoire.

c’était ’juste’ un geste : se rendormir contre quelqu’un-e.

ou alors chacun de mes gestes sont des histoires...

des histoires de gestes vers les autres que je ne lis jamais dans Gendertrouble, ni ailleurs. de ces gestes dont personne ne parle, de ces mouvements ’naturels’ qui ne semblent pas être concernés par une démarche de déconstruction.

j’ai lu beaucoup de gestes qui sont désirés et effectués. ces gestes efficaces et performants, qui répondent à des désirs, qui enchaînent des envies et des plaisirs. ces gestes qui se composent entre amant-e-s, pas forcément d’intimité, mais de technicité. la validité synchrone.

les textes que je parcours sont composés de codes gestuels valides, implicites et construits. toute cette gestuelle non dite, d’évidence conforme [qui a la même forme], à lire entre les lignes, voire même en plein dedans, n’est questionnée nul part dans ce que j’ai pu lire de vous-même qui prétendez justement déconstruire la pratique de vos corps et vos désirs. avec les *autres*. je parle de ces autres, ces ’nul part’ qui ne peuvent pas conforme ou qui ne ressentent pas conforme, et qui ne le formulent pas forcément. le fait que vous acceptiez et reproduisiez tout ’naturellement’ ces dispositifs surjoués de mouvements vers autrui et surtout leurs codifications stratifiées, à la fois m’exclurait d’office de tous rapports avec vous si je gardais le silence, à la fois me permet de vous désigner comme étant "les valides".

pourtant je lis souvent comment les valides prétendent à la déconstruction de leurs rapports de corps... alors-alors je souris du jaune au vert.

quand un-e nouvel-le amant-e valide se retrouve devant moi, je trouve bien plus souvent dans son corps de la désorientation, de la désillusion, de la démotivation, de la désolation, de la désatellisation, de la désincarnation, de la désafférentation, de la décomposition, et surtout de la désertion... vous vous avez parlé de déconstruction ?! ah.

moi et mon corps handi, immobile et ultrasensible de plaisirs & de douleurs, on n’a pas grand chose à déconstruire ; parce que cette société est architecturée pour les valides, configurée pour leurs corps efficaces, cadencée pour leurs mouvements équilibrés, accessibilisée pour leurs rencontres et contacts, organ_isée pour leurs plaisirs. mes fists n’ont rien à y é/branler.

pourtant j’ai lu des gestes désirés et retenus. cette retenue - qu’elle génère une sensation de contrôle/choix ou provoque de la frustration/impuissance - reste uniquement contextuelle. j’entends par là, non seulement qu’elle peut évoluer, se modifier avec vos amant-e-s, ce qui n’est pas le cas d’un corps comme le mien qui ne détient - contient - qu’un contexte irréversible, un statu quo(rporel) ; mais en plus que vos expériences contextuelles de frustration ou d’impuissance ne semblent jamais perturber la structure valide de vos rapports humains.

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je ne pratique pas vos pratiques, peut-être laissent-elles la place à des expériences hors du cadre de la performance, sans être vécues comme des défaillances ? peut-être que vos performances ne sélectionnent pas vos attirances ?

permettez moi d’en douter. et de vous faire remarquer que dans vos écrits sur vos pratiques, dans l’énonciation de vos reflexions, vous poursuivez une recherche des fonctions corporelles optimales, et surtout vous conservez une grille de lecture validiste, comme intouchable (ah ah), hors de toute critique ou questionnements, hors de toute ébauche de déconstruction.

chair/chèr-e-s valides, qu’est-ce que vous pensez déconstruire dans vos rapports de corps alors que la plupart de vos gestes sont inconscients et/ou reproduits ? si la déconstruction c’est s’enculer avec une bière bio, alors mes amant-e-s et moi on a une révolution à vous montrer...

je me permets de vous suggérer quelques troubles dans vos genres validistes.

une des valeurs qui semble prôner dans les textes que je lis, c’est la valorisation de l’autonomie de plaisir. ouais ouais. "c’est où je veux, quand je veux, et comme je veux"...

... transformez donc en "c’est où je peux, si je peux, tant que je peux encore".

mon corps handi n’a quasiment aucune autonomie de plaisir. c’est-à-dire que je ne peux pas me masturber quand et comme je le veux. vos textes sur la masturbation (génitale) sont bien mignons, mais il n’est jamais décrit qu’entre le moment où vous avez ressenti l’envie de vous toucher et le moment où vos mains atteignent vos sexes : vous vous êtes peut-être déplacé-e-s dans un espace ; vous vous êtes isolé-e-s ; vous vous êtes positionné-e-s plus ou moins confortablement dans un lit, un bain, etc ; vous vous êtes plus ou moins déshabillé-e-s ; vous avez bougé vos jambes, votre bassin, vos bras (vous avez peut-être attrapé des objets) pour vous donner du plaisir. quelqu’un-e qui a un corps comme le mien ne peut effectuer aucun de ces gestes.

je ne peux me toucher que la nuit, c’est-à-dire quand je ne suis plus dans mon fauteuil et qu’un-e assistant-e m’a allongé-e et déshabillé-e. ce qui est inconcevable à demander la journée, les services professionnels dits ’d’auxiliaires de vie’ refusent et condamnent (atteinte à la pudeur, exhib, etc) toutes demandes du genre. seule ma main droite, si bien positionnée, peut bouger, un peu, pas beaucoup, bientôt je ne pourrais plus (du fait de la dégénérescence musculaire engendrée par la maladie). néanmoins encore suffisamment pour me donner du plaisir. néanmoins insuffisamment pour explorer seul-e l’ensemble de mes désirs.

ensuite il n’est jamais vraiment explicité comment deux corps valides se rencontrent. jouer à se battre, danser, rejoindre quelqu’un-e dans un lit, partager des activités physiques, se masser... je ne dis pas que ça déclenche forcément du désir entre deux personnes, mais implicitement ça peut. et cet implicite mets hors-jeu un corps handicapé qui ne dispose d’aucun mouvement ou pas les mêmes.

sous-entendus ou sous-silences ?...

je ne rêve pas de sous-silences, mais d’hyper-silences.

je rêve de métacommunication où le corps-fonctionnel n’aurait pas une si évidente dominance et détermination. je rêve que le corps soit un vecteur modulable, pas un exécuteur.

je le vis avec quelques rares personnes euh inqualifiables (ultrasensibles ? monstrueuses ? déprogrammées ? connectées ? peauètes ?).

la plupart de mes mouvements vers les autres passent par la parole. on aurait tendance à penser que les désirs ne s’énoncent pas, que formuler un désir le tue... tout comme le silence m’isolerait des corps valides. j’ai encore beaucoup à apprendre pour communiquer mes mouvements de désirs aux autres, à trouver l’équilibre entre le silence qui immobilise et l’explicitation qui peut provoquer un sentiment d’enfermement à autrui, à trouver les mots pour des gestes qui se voudraient anonymes. ça peut faire de moi quelqu’un-e de maladroit-e (ou muet-te). ce n’est pas facile, rien ne m’a appris à générer du mouvement depuis mon immobilité...

... ou votre immobilité ?

je parle d’un immobilisme, celui de tous vos mouvements mécaniquement cadencés, régularisés, comme une grosse machine qui ne veut pas ou ne cherche pas à fonctionner avec des rouages non-homologués.

il y a quelques années, j’avais tendance à considérer mes amant-e-s comme des êtres extraordinaires. ces gentil-le-s valides qui osent me toucher, ma vie en 16/9e de La Belle & La Bête... depuis j’ai désillusionné, tant mieux, j’ai dissipé la magie pour observer les constructions sociales. mes amant-e-s restent pour moi des personnes hors du commun, mais je ne suis plus La Bête. et leur caractère ’extraordinaire’ peut m’énerver, comme si seules des êtres d’exception pouvaient atteindre l’exception qu’est un corps handicapé... quand la marge est créée par la norme (plutôt que la norme soit perturbée par la marge).

je suis un corps dénué de références pour les valides, du moins pour la plupart des valides mon corps génère de la peur qui est celle de l’insécurité. j’entends souvent "je ne te touche pas car je ne sais pas comment te toucher, j’ai peur de te faire mal"... j’y entends aussi inconsciemment : "je ne te touche pas parce que je ne m’y reconnais pas, je n’y détiens pas de confort". oui, pour qui n’a pas l’habitude, me serrer dans ses bras demande de se pencher puisque je suis assis-e, mon corps ne sera pas vraiment appuyé de tout son long contre le votre, votre peau touchera autant la mienne que la ’peau métallique’ de mon fauteuil, et mes bras n’ont pas la capacité musculaire de se lever et de vous étreindre...

oui aucun valide n’a l’habitude de toucher un corps handicapé, mais habitude = expériences, les ’comment faire’ se répondent en le vivant. vous avez peur de "faire mal" ?! vous faites peut-être plus de mal en ne faisant rien...

j’ai toujours été le guide de mon corps auprès des valides. être contre un corps handi demande au corps valide d’évaluer de nouveaux équilibres, de nouvelles forces, de nouvelles limites de mouvements (dûes à des rétractions musculaires, etc). un corps immobile comme le mien ne détient du mouvement que par celui du corps de l’autre. pour me retourner et me poser sur le corps d’un-e amant-e, il va falloir : le verbaliser (dispositif primordial), évaluer si la personne n’est pas trop fatiguée physiquement, qu’elle se positionne contre moi, qu’elle attrape mon bassin et mes épaules, qu’on vérifie ensemble que mes jambes et ma tête sont bien positionnées pour ne pas être bloquées douloureusement pendant le mouvement, qu’elle ajuste bien sa force à mon poids pour que nous ne nous retrouvions pas déséquilibré-e-s, qu’elle me cale sur/contre elle le plus confortablement possible... ça demande à mon amant-e de l’attention, de l’énergie/force, du dialogue. ça me demande d’expliciter, de me concentrer, souvent de rassurer, surtout de faire confiance. ça nous demande de temporiser.

ces gestes peuvent devenir de plus en plus spontanés, mais nos rapports de corps sont une technique à maîtriser, un apprentissage. tout rapport de corps est une technique, deux corps valides ne s’accordent pas d’emblée... mais est-ce que vous réfléchissez particulièrement pour enlever le t-shirt de vos amant-e-s, pour s’allonger contre ellui, pour enfiler une ceinture de gode, pour l’embrasser des oreilles aux orteils ?

je lis dans la plupart de vos récits des gestes qui semblent innés (insignifiants ?), qui ne paraissent jamais râtés, des équilibres plutôt évidents ; comme une mécanique pré-disposée, à savoir utiliser suivant les désirs. mes désirs ne permettent pas mes gestes, ils élaborent des alternatives, ils cherchent sans cesse des possibles, des technicités dont les modes d’emploi sont à écrire et réécrire.

je regarde toujours impressionné-e comment des ami-e-s se serrent dans les bras, comment leurs corps s’emboîtent, comment les bras s’actionnent presque automatiquement. j’ai tendance à mystifier ces gestes, à les considérer comme uniques vecteurs d’émotions/sensations. je crois que pendant longtemps je ne réalisais pas ou peu que ces gestes étaient comme une ’validité intégrée’ en moi, qu’en valorisant leur (a priori) efficacité je minimisais mes gestes, voire je dévalorisais mes possibles. je ne dis pas que les gestes des corps valides sont dénués d’émotions/sensations, d’ailleurs j’aime les ressentir. je dis que cette gestuelle valide pose comme dysfonctionnels des corps handicapés comme le mien, et que la dysfonction vous appartient : vous accusez mes défaillances, elles ne sont que les défauts (failles) de vos performances.

je caresse vos failles.

toutefois, dites-moi,

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zig