Bitume, sexisme ordinaire et cécité

29 décembre 2004 par  darkveggy

Je ferme la porte du camion et me laisse choir dans l’herbe en contrebas, au milieu des sacs, vêtements et diverses affaires étalés là ; laisse échapper un soupir de soulagement, en écho à celui de S., ma compagne de route. De 24h d’auto-stop, ces quatre dernières auront sans nul doute été les plus éprouvantes. Non que nous n’ayons pas progressé, ou que nous ayons du nous rendre à quelque lointain péage à pied. Non qu’il nous ait fallu renoncer à notre destination, traverser un embouteillage ou survivre à quelque accident. Nous sommes bien resté-e-s bloqué-e-s quelques temps à la frontière espagnole sous un soleil de plomb, mais là n’est pas l’incident que je veux rapporter.

Nous avons été pris-es par un routier d’une soixantaine d’années. Au début, sa voix rauque, son accent prononcé, sa moustache, sa détermination presque caractérielle à nous couper la parole pour déverser un flot de mots à lourds décibels m’ont plutôt fait rigoler. J’ai d’abord fait peu de cas des habituelles "questions type", du genre "êtes-vous marié-e-s ?" puis me suis contenté d’être gêné quand S. m’a traduit que "pour une jolie fille comme elle, il irait bien jusqu’à Barcelone", le tout noyé dans diverses banalités. Quand il a néanmoins joint le geste à la parole, en pinçant la joue de S., je n’ai pas rigolé. Mais à part déplorer ce geste de vieux macho assuré et espérer qu’il ne réitère pas, je n’ai pas trouvé grand chose à faire sur le moment. Avec un aplomb impressionnant, S. a continué la conversation, ne laissant rien filtrer de son bouillonnement.

Le temps passant, je me suis détendu à nouveau, laissant la fatigue me bercer sur le siège du passager, abandonnant tout effort de compréhension de la conversation. Nos précédents conducteurs routiers, en plus de parler français, s’étaient fort bien prêtés au jeu de mes premiers pas dans la langue castillane, ce qui avait permis de francs moments de rigolade, prolongés par quelques discussions intéressantes, sur des sujets aussi poussés que le genre & la sexualité. Ici, point d’humeur à rigoler ou réfléchir, et bien peu d’interactivité. Très vite, la discussion s’est transformée en bruyant monologue de la part de notre chauffeur, tout occupé à se raconter.

Quand nous nous sommes arrêtés sur une aire d’autoroute et qu’il s’est tourné vers moi, me tendant un billet de 5 euros en m’adressant une pluie de mots, je suis resté interloqué. Une première traduction de S. m’a fait comprendre qu’on me demandait d’aller acheter une bière et une bouteille de Coca-Cola à la station. Soit. Mais il m’a fallu attendre une seconde traduction pour comprendre le sens réel de cette intervention. S’empressant de me suivre, S. m’a vite fait réaliser que ce monsieur désirait en réalité m’écarter quelques minutes, pour rester seul avec elle et, à n’en pas douter, la contraindre à quelque baiser. De retour au camion, nous avons échangé nos places, afin que S. ne soit plus à côté du chauffeur, et que ce dernier ne puisse réitérer ses intrusions. Ainsi le trajet s’est-il terminé sans nouvelle intervention.

Le choc a été brutal. Non que je découvre avec surprise l’aisance sexiste d’un vieux type, spectacle dont me gratifie quotidiennement la société. Non que ma camarade en soit elle-même traumatisée, ayant malheureusement eu à faire à de précédents mecs autrement plus insistants. Ce que j’ai découvert une nouvelle fois avec fracas, et que je persiste à ressentir dans son irréparable cruauté, c’est ce subtil univers de différences entre mon vécu et celui de mon amie, de mes amies, et de tant de femmes que je ne connais pas. Là ou je ne peux qu’essayer d’imaginer les effets d’une agression sexuée, mes amies n’ont qu’à laisser parler leur passé, inévitablement marqué par l’intrusion de quelque mec, objectivant leur corps par le regard ou le toucher. Choc encore, en ressentant combien est devenu pour elles intuitif le décryptage de toutes ces données, dont je réalise que je n’en ai de connaissance qu’éloignée : tout un monde de regards, de gestes, de scénarios pré-calculés, que les femmes doivent intégrer pour préserver leur intégrité ; des attentes gênées, des crispations, des peurs que je n’ai jamais pareillement éprouvées, pourtant communes à l’histoire de tant d’entre elles, si ce n’est toutes.

Je me sens alors piteux dans mon incrédulité gênée, dans ma méconnaissance de ces réflexes d’opprimées, dans mon privilège de mec épargné. Une fois de plus, confronté à l’ignorance que mon parcours de dominant social a autorisé, me voilà heurté par la violence de ce que je découvre en de tels instants, hébété par l’isolement douloureux que je sens chez mes camarades filles en ces moments, frappé par l’évidence du besoin d’autonomie qu’expriment les femmes dans leurs luttes d’émancipation, révolté de cet écart creusé dans nos vies par la catégorisation genrée en société, et des violences ainsi autorisées. Me saute alors aux yeux la difficulté pour les hommes à se les représenter, l’impossibilité de partager le *ressenti* de ces douleurs genrées ; éléments qui, ajoutés à l’enjeu de privilèges masculins à conserver, rendent difficile mais d’autant plus urgent le travail pour l’égalité.

Me voilà donc sur le bas côté avec S., soulagée que ce bout de voyage soit terminé, et prête à continuer, le danger passé. Longtemps après, je reste traversé par ces pensées. Ce que cette journée aura confirmé, en me mettant face aux maladresses & ignorances de mon désir de solidarité, c’est que si les lectures & réflexions sur le sujet sont importantes, il en faudra beaucoup plus pour tordre le cou au patriarcat, chez les vieux routiers comme chez moi. À commencer par ne pas sous-estimer la difficulté à dépasser les conditionnements genrés, sous peine de croire en une égalité de façade, quand bien des ressentis demeurent inaccessibles à mon désir de (me) transformer ; en privilégiant l’écoute des femmes, seules à mêmes de témoigner de ce qui demeure largement invisible à des yeux socialisés mec ; en se donnant les moyens de solidarités concrètes, enfin, dans le respect des initiatives émancipatrices qui doivent nous échapper (comme les choix de non-mixité).

Bien des choses à découvrir et à mûrir, sur ce trajet et au delà.

Post-scriptum

Décembre 2004, pour l’écrit ; septembre 2003, pour le voyage et les pensées.